LA CAGE AUX FAUVES

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

 

Les livres dont le grand public d'aujourd'hui se montre le plus friand se rattachent à l'une des trois catégories suivantes : récit d'une performance, présentation d'une destinée hors du commun, histoires de bêtes. Or, voici qu'un seul livre rassemble exceptionnellement ces trois éléments magiques qui plaisent à nos contemporains, car telle est bien, à notre sens, la première qualité des mémoires d'Alfred Court.

Pendant près d'un demi-siècle, Alfred Court à parcouru Europe et L'Amérique, non pas en voyageur, mais parmi << les gens du voyage >>, c'est-a-dire qu'il a vécu la vie du cirque, hasardeuse ou brillante, toujours pittoresque et pleine d'imprévus. Un beau soir, il est devenu le plus célèbre dompteur du monde et ce n'est point la un titre éphémère puisque, sous les chapiteaux, personne n'a encore atteint dans cette spécialité une notoriété internationale égale à la sienne, pas plus que Grock n'a été remplacé chez les clowns. Enfin, Alfred Court connaît mieux que personne ces variétés de bêtes qu'on appelle féroces. N'a-t-il pas, presque chaque jour, pendant vingt-cinq années, passé des heures et des heures au centre même de la cage aux fauves ?

Les personnages familiers de son univers sont les lions, les tigres, toutes les variétés d'ours et de panthères. Sans doute se doit-il de les observer dès la première rencontre dans la cage, ne serait-ce que pour protéger sa propre existence, mais son optique ne peut être celte d'un naturaliste ou d'un ami sentimental des bêtes, il lui faut essentiellement dompter des animaux sauvages et les dresser ensuite, car c'est là son métier. Chacun d'eux devra finalement accepter de se soumettre à la volonté de l'homme, de lui obéir sans cesse, au point de n'être plus qu'un rouage vivant dans celle extraordinaire machinerie inquiétante et minutieuse que les profanes appellent un numéro de fauves. Mais on verra qu'Alfred Court parvient à faire « travailler » dans la même cage plus de vingt bêtes, appartenant à diverses familles animales, la bête la moins imposante, par la taille ou le poids, étant toujours capable de terrasser un dompteur chevronné et de le saigner sur place, p lus rapidement que ne le ferait un chat d'une souris.

 

            Telles sont les conditions de la vie dans la cage aux fauves. De sa longue expérience, Alfred Court à tiré des éléments de psychologie animale, curieux ou surprenants. En même temps, il nous renseigne sur ce personnage à l'étrange métier qu'est le dompteur, homme qui doit faire preuve à la lois d'attention et d'intuition, de force physique et de résistance nerveuse, de prudence et de courage. On saura même que le plus célèbre dompteur du monde, habitué à manier le bâton et le jouet, avoue avoir plusieurs fois pleuré comme un enfant devant la mort brutale d'un de ses fauves.

 

Qui est donc Alfred Court? Comment s'est orienté son destin? Quelle est l'existence vraie d'un dompteur de fauves? A ces deux dernières questions le livre apporte la meilleure réponse; la première, nous l'avons posée à l'auteur du livre.

 

Né à Marseille le 1er janvier 1883, dixième enfant d'une riche famille d'industriels, Alfred Court se fera , acrobate dès l'âge de quinze ans.

 

 

   Auparavant, chez les Jésuites comme chez les Frères des Ecoles Chrétiennes, il déclare avoir été un mauvais élève, turbulent, chahuteur, plus souvent le dernier que le premier de sa classe. Les seuls prix qui lui jurent décernés sont ceux de dessin et de gymnastique... Naturellement !

 

   A dix ans, avec son frère Jules, son aîné de deux ans, il a, dans les grands jardins de la maison natale, construit un vélodrome en terre battue, aux virages soigneusement relevés, car les deux garçons rêvent de devenir coureurs cyclistes. Quelques années plus tard, Alfred est proclamé champion de gymnastique de la vi1le de Marseille.

 

   Au gymnase « La Phocéenne », il rencontre bon nombre d'artistes de cirque qui, en période de chômage, viennent là répéter leur numéro. Il se lie d'amitié avec des barristes professionnels. Les barres fixes vont devenir sa première et grande passion, il y consacre tous ses loisirs et, des soirées entières.

 

   C'est alors qu'arrive la déconfiture de l'entreprise paternelle. Lorsque papa Court lui dit : « Toi aussi, mon petit, il va falloir travailler », sans rien dire à personne, Alfred Court décide de ce que sera sa vie. Se sentant menacé d'un emploi de commis de bureau dans la savonnerie de son oncle, à 30 francs par mois, il choisit le cirque, d'autant que, devenu partenaire d'un barriste professionnel, son salaire d'un jour dépassera ce que la savonnerie veut bien lui donner pour un mois de travail.

 

   Ainsi, un beau jour, s'enfuit-il du logis familial et il aurait lait ses débuts à Montpellier, sous le chapiteau du « Cirque National Suisse », si, une heure avant la représentation, les gendarmes n'étaient -venus le chercher avec mission de le ramener à ses parents. Alfred Court, en effet, n'a pas encore seize ans...

 

  Mais il n'aura pas longtemps à attendre. Le 1er  janvier 1899, le jeune homme prend la roule pour de bon. Le voyage durera cinquante ans, avec de notables anicroches, puisque plus de vingt blessures jalonnent la carrière de cirque d'Alfred Court. Barriste, acrobate, porteur de main à main, perchiste, il fait plusieurs chutes, dont l'une est assez grave pour qu il soit déclaré inapte à tout service militaire. Plus lard, il sera directeur de cirque. il n'a guère plus de vingt ans quand, avec son frère Jules, il fonde le « Cirque Egellon », un des plus grands de l'époque. C est Le succès, la fortune, mais, quatre ans plus tard, revers de la médaille, le Cirque Egellon est acculé à la faillite.

 

Toul est à recommencer. Reprenant son, métier d'artiste, Alfred Court voyage à travers toute l'Europe. On voit son nom en tête d'affiche dans, toutes les capitales. Au printemps de 1914, il présente à New York des numéros d'acrobatie classé déjà parmi les grandes vedettes du cirque Barnum et Bailey.

 

Après avoir parcouru en tous sens les U.S.A., le Canada et une partie de l'Amérique centrale, il reste bloqué à Cuba par la révolution. Finalement, il échoue au Mexique où il sera de nouveau d'abord directeur de cirque et, soudain... dompteur de fauves. Pourquoi?

 

Alfred Court va vous le dire. Il est temps, de lui céder la parole. C'est un homme qui a beaucoup vu et beaucoup retenu.

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

COMMENT JE SUIS DEVENU DOMPTEUR

 

Si je parlais de vocation, le lecteur serait« en droit de s'étonner et de sourire, puisque, la première fois que j'ai pénétré dans la cage aux lions, j'avais déjà trente-cinq ans.

 

Sans doute, depuis ma seizième année, n'avais-je vécu que la vie du cirque. J'avais déjà visité avec « les gens voyage » la plupart des pays d'Europe et les quarante-huit 'États de l'Amérique, j'avais présenté mes numéros de barres fixes et d'acrobatie à toutes sortes de publics, de Marseille à Copenhague et à Madrid, devant les sujets de Guillaume Il et les citoyens de Cuba, mais rien ne laissait prévoir la carrière qui allait soudain s'offrir à moi.

 

Comment suis-je donc devenu dompteur?

 

C'était au Mexique, à Nuevo Laredo, un soir de mars 1917, à l'heure où la foule, composée en majorité d'Indiens, emplissait le cirque que je dirigeais alors. Le spectacle s'était déroulé normale , la recette, en beaux pesos d'or et d'argent, dépassait même mes prévisions et les monteurs profitaient de l'entracte pour installer solidement sur la piste la cage centrale destinée aux fauves.

 

 

 

On vint me dire à l'oreille que Sam, le dompteur, était tout simplement ivre mort. Que faire? Tout était prêt, les spectateurs regagnaient leurs places. Il fallait prendre une décision immédiate.

 

Sortant de la loge de l'ivrogne, J’aperçus à terre, sur une planche, d'énormes quartiers de rouge dépassant d'une toile.

 

Avisant l'aide du dompteur qui montait la garde devant ces biftecks :

 

- Et vous, lui dis-je, vous êtes le garçon de Sam ? Vous n'avez jamais travaillé avec ces lions ? Ne pouvez-vous, pour un soir, prendre la place de votre patron ?

 

- Oh! non ! lança-t-il, effrayé, ces lions sont bien trop méchants. Et je les connais à peine. Je ne travaille pour M. Sam que depuis un mois.

 

- Et cette viande, qu'est-ce que c'est?

 

- C'est le repas des fauves. M. Sam leur donne à manger après le travail. Je réfléchis un instant. Subitement, il me vint une idée. Je dis au garçon de cage :

 

- Prenez cette brouette, chargez la viande dessus et suivez-moi.

 

Quand nous fûmes au milieu de la cage, centrale, le pauvre garçon n'avait toujours pas compris.

 

- Le repas des fauves, lui dis-je, on va le faire ici

 

- Impossible ! Les lions sont habitués à manger seuls. Si on leur donne la viande de cette manière, ils vont s'entretuer !

 

- On verra bien, fut toute ma réponse.

 

Voyant qu'il hésitait, je pris moi-même la brouette,       je déversai son chargement au milieu de la piste et fis signe à l'orchestre d'attaquer. Lorsque le bruyant morceau de musique, prélude à la deuxième partie du programme, fut termine, ouvrant la porte de la cage centrale, j'entrai sur la piste. Le public, qui me prenait pour le dompteur, applaudit fortement. Je levai la main afin d'obtenir le silence et j'annonçai :

 

- Mesdames, messieurs, notre dompteur ayant été retenu à la frontière par les autorités américaines, le numéro des lions ne pourra commencer que demain ou après-demain.

 

Il y eut un murmure. Elevant la voix, je continuai

 

- Mais vous allez tout de même assister à un spectacle sensationnel, que d'habitude nous ne donnons jamais en public : le repas des fauves !

 

Je sortis de la cage, refermant la porte derrière moi et l'orchestre attaqua la musique du numéro. Pendant que Sam, ivre mort, était étendu dans sa loge, cuvant son alcool, je fis lever les portes à coulisses des sabots et passer les lions dans la cage centrale. S'étirant ils entrèrent à pas lents, les uns après les autres, puis, soudain, l'un d'eux parut se réveiller en sursaut.

D’un bond, il se précipita sur le tas de viande, saisit un morceau à plaine gueule et alla en rugissant se blottir dans un coin de la piste. Instantanément, les trois autres lions l'imitèrent. Deux d'entre eux s'emparèrent d'un énorme cuissot de cheval, l'un tirant d'un côté, l'autre de l'autre ; ils se livrèrent ainsi une bataille forcenée, rugissant, lâchant et reprenant à tour de rôle cette pièce de viande, les poils de leur crinière noire volant en l'air par paquets ! L'un d'eux, la viande dans la gueule, fit un bond fantastique, presque jusqu'au haut de la cage. Il y eut un cri dans la salle, un commencement de panique, mais qui fut de courte durée. L'autre lion, suivant de près son antagoniste, lui sauta dessus, lui mordit la queue à pleines dents et tous deux retombèrent lourdement dans l’arène. La cage centrale chancela et je crus qu'elle allait se plier

en portefeuille ; enfin, après cinq minutes de lutte farouche, chacun, ayant finalement sa part, la dévora à belles dents. Le repas fini, la bagarre recommença pour la possession des os et ce n'est qu'un quart d'heure plus tard, par des coups de revolver tirés à blanc, que nous pûmes faire réintégrer aux lions leurs sabots où ils arrivèrent la gueule ensanglantée, les flancs lacérés par les griffes.

 

Jamais je n'avais vu une échauffourée pareille, le publie non plus. Personne ne parut regretter que les lions n'eussent pas travaillé. Ce spectacle excitant avait produit, devant ce publie à demi sauvage, une réelle sensation.

 

Le soir même, j'adressai un télégramme au propriétaire du numéro de lions à New-York : « Numéro n'a pu être présenté. Dompteur ivre mort au moment du travail. Envoyez immédiatement autre dompteur, sinon résilie contrat. »

 

Le lendemain, vers onze heures du matin, en arrivant au cirque, je trouvai le dompteur tout penaud, assis près de ses lions. Dès qu'il m'aperçut, il vint me trouver, désireux de s'excuser.

 

- J'ai télégraphié È votre patron, dis-je, afin qu'il ni envoie un autre dompteur. Je n'aime pas les ivrognes.

 

Il jura ses grands dieux que cela ne lui arriverait plus. J'acceptai ses excuses et, sèchement, le prévins  que s'il récidivait, je les congédierais, lui et ses lions.

 

En ville, tout le monde parlait de ce repas des fauves comme de la partie la plus sensationnelle de tout le programme. Aussi, lorsque nous annonçâmes que le numéro de fauves serait donné en matinée, la salle fut-elle comble.

 

Tout alla pour le mieux ; les quatre superbes lions entrèrent en cage et exécutèrent leur numéro, dressage sommaire, à la vérité : un lion sautait à travers un cerceau, un autre venait se coucher au milieu de l’arène aux pieds du dompteur qui lui ouvrait la gueule et plongeait sa tête dedans. Tous étaient doux et parfaitement dociles, sauf un, Néron, le plus gros, bel animal à crinière noire qui terminait le numéro.

 

Le dompteur, restant seul avec Néron dans la cage, s'armait d'une chaise et, tenant son fouet de l'autre main, acculait le lion rugissant contre la cage, puis, lui donnant trois ou quatre coups de fouet, reculait vivement en arrière ; le lion- traversait la pis-te en deux bonds, sautait

en direction du dompteur qui, à son tour, adossé à la cage, se défendait avec sa chaise. Le lion la mordait, rugissait, puis, lâchant prise, retournait se blottir dans un autre coin de l'arène. Cet exercice, qui faisait partie du dressage, se répétait deux ou trois fois jusqu'à ce que la chaise fût en morceaux; alors, le dompteur, sortant son revolver, tirait à bout portant dans la gueule du lion.

A ce moment, on ouvrait la porte à coulisse par laquelle le lion se précipitait, son travail terminé.

 

Pendant que Sam travaillait, assis en face de lui dans une loge, je regardais ce numéro, doublement intéressé. D'abord, parce que j'aimais les fauves et, aussi, parce que je me disais :

 

( Qui a bu boira. Si, dans une grande ville, un jour d'inauguration, Sam tombe ivre mort, il faudra bien que quelqu'un prenne sa place. »

 

J'avais comme,,un pressentiment que ce serait moi... Entre temps, j’avais reçu un télégramme de New York m'annonçant qu’on ne pouvait m'envoyer un autre dompteur, que nous devions nous-mêmes surveiller Sam et l'empêcher de boire.

 

Sitôt la matinée finie, le dompteur me demanda la permission de répéter, car un des lions, sans doute effrayé par le nouveau décor, avait refusé de se tenir à sa place dans la « pyramide » prévue. On réinstalla la cage centrale.

 

J'assistai à la répétition : la pyramide se forma à la perfection et J'épiai tous les mouvements du dompteur. Sam me dit soudain :

 

- Patron, si vous voulez venir avec moi dans la cage, je vous prendrai en photo, face aux lions; cela vous fera un beau souvenir.

 

Le bougre n'imaginait pas à quel point sa proposition me plaisait.

 

S'il n'y a aucun danger, dis-je, je veux bien.

 

Il envoya son garçon chercher un kodak, puis, s’approchant de la porte, l'entrouvrit et je me glissai dans la cage.

 

- Prenez, me dit-il, cette chaise en main. Seul Néron, le gros à crinière noire, est dangereux. S'il s’approche, reculez de deux pas et tenez la chaise devant vous. Il mordra dedans et s'en ira, étant dressé à ce « truc ». N'ayez aucune crainte, je suis là et vous protégerai au besoin.

 

Je n'avais pas peur, mais toutes ces recommandations a propos de Néron me donnaient un peu à réfléchir. Nous passâmes à l'avant des tabourets sur lesquels les lions devaient faire leur première pyramide.

 

Paisiblement assis sur leurs tabourets respectifs, les lions me fixaient, l'air, étonné, avec de grands yeux plutôt sympathiques ; seul Néron faisait la grimace, et avait un regard sournois. Ma chaise en mains, je suivis le dompteur, jugeant prudent de le laisser lacé entre les lions et moi. Aucun ne bougea ; arrivé en face de Néron, Sam s'approcha en lui disant : « Néron, be a nice boy ! » (1), puis lui toucha gentiment le bout du nez avec le manche de son fouet. Néron poussa un rugissement, lança un violent coup de patte, arracha le fouet des mains de Sam et fit mine de vouloir descendre de son tabouret. Instinctivement, je fis deux pas en arrière et m'aperçus que mon cœur battait fort... Je ne puis pas dire que j'eus réellement Peur, mais ce rugissement subit et cette menace d'attaque m'avaient surpris. Nous restâmes là dix minutes à prendre des photos. Le dompteur appela son lion le plus doux, « César », qui vint

nonchalamment se coucher à ses pieds ; il paraissait si docile que, rassemblant mon courage et m'approchant du

 

(1)   Sois un bon garçon.

 

 

dompteur, le vins au milieu de la piste et caressai sa lourde crinière. Il avait l'air d'aimer ça, moi aussi, je l'avoue. Enfin, Sam renvoya ses lions et nous sortîmes de la cage.

 

Le lendemain soir, je suivis encore plus attentivement le travail et surtout observai comment Sam s'y prenait pour ouvrir la gueule de César. Cet apprentissage fut bref, car, deux jours plus tard, le dompteur était de nouveau ivre mort à l'heure de la représentation et je dus le

congédier. Pour une somme de quatre mille pesos, son patron me vendit les lions, et, avec un léger supplément, j'obtins, en pleine propriété, un des costumes du dompteur et ses fouets.

 

C'est ainsi qu'un trop fervent disciple de Bacchus donna, sans le vouloir, une orientation nouvelle à mon destin. Déjà, j’avais la certitude qu'avec de la prudence et beaucoup de patience j'arriverais tant bien que mal à présenter ce numéro de lions, mais j'étais loin de me douter alors que le dressage des fauves deviendrait la passion la plus durable de ma vie.

 

La même semaine, le plus précieux des encouragements me fut donné par un inconnu qui se révéla vite homme d'expérience. Nous venions d'installer le cirque à Monterrey, ville assez étendue, plus qu'à moitié incendiée pendant la révolution de 1911, couverte encore de ruines, et passablement à l'abandon. Un colosse approchant de la cinquantaine, tout habillé de blanc et coiffé d'un sombrero énorme, s'avança vers moi et me demanda en espagnol si j'étais bien le directeur du cirque.

Alors, me tendant la main, il se présenta :

- Je suis don Trevino, fils du général Trevino, ancien directeur du grand cirque Trevino.

Sans me donner le temps de parler, tenant toujours ma main dans sa poigne solide, il ajouta :

-         Comment se fait-il que vous appeliez votre cirque « Circo Européo ? »

C'est bien simple. Sauf mon associé, nous sommes tous Européens. Moi, par exemple, je suis Français.

- Vous êtes Français! s'exclama-t-il. Ah !  c'est incroyable ! Mais moi aussi. Je suis Bordelais.

Puis, me prenant dans ses bras, me serrant contre lui, comme si j étais son fils, il m'embrassa et se mit à pleurer.

Le soir même, don Trevino voulut nous avoir à dîner, les miens et moi. Il vint nous chercher à la porte du cirque et, dans un fiacre de luxe attelé de deux beaux chevaux, nous partîmes au petit trot dans la nuit.

En chemin, le Bordelais raconta :

-         C’est le seul fiacre qui me reste. J'en avais soixante. On m'a tout pris.

Les chevaux étaient ma passion, tout l'argent que je gagnais dans le cirque, je l'employais à acheter fiacres et chevaux, comptant ainsi assurer mes vieux jours. Avant la révolution, les trois quarts des fiacres de Monterrey étaient à moi.

C'est au cours du souper que don Trevino nous conta son histoire, à mon avis assez extraordinaire :

Vers 1870, le père de don Trevino, dont je ne connais pas le nom, car son fils ne me l'a jamais dit et je ne le lui ai jamais demandé, lutteur forain de son métier, quitta Bordeaux pour tenter fortune au Mexique, emmenant son fils âgés de sept ou huit ans. Il installa d'abord une baraque de 1utte romaine. Ses affaires prospérèrent et au bout de quelques mois, il créa un petit cirque forain qui entreprit des tournées à travers le Mexique. A Mexico, le général Trevino, l'un des premiers lieutenants de Porfirio Diaz et grand amateur de cirque et de chevaux, se lia d'amitié avec le Bordelais qui, peu après, mourut à Vera-Cruz, emporté par la fièvre jaune. Le général. Trevino, veuf et sans enfants, adopta le petit Français, lui donna son nom et lui fit assurer une bonne éducation. A l'âge de dix-huit ans à peine, don Trevino junior, soutenu financièrement par le général, monta un cirque qui, en quelques années, devint le plus importa du Mexique. Plus tard, fortune faite, père de famille considéré, il s'installa à Monterrey. La révolution de 1911 lui fut fatale. Un jour qu'il était à table avec sa famille, une bande de forcenés envahit la maison : sa femme fut tuée, des bandits s'emparèrent de sa fille et l'enlevèrent. Don Trevino essaya d'intervenir : il fut abattu à coups de revolver et s'affaissa aux pieds de son fils. Celui-ci parvint à s'enfuir. La maison fut incendiée, mais don Trevino, qui n'était qu'évanoui, reprit ses sens, put se traîner hors des flammes et des amis l'emportèrent. Bien soigné, il était sur pied quelques mois plus tard ; pendant des semaines, il chercha partout ses enfants, apprit que son fils s'était réfugié en Colombie, mais de sa fille il ne sut jamais rien.

 

J'en ai perdu la raison, nous disait-il, et je suis resté plus de six mois à errer comme une bête. J'étais sans argent, et vécus de mendicité. Puis je revins ici ; tout avait été pillé. Je m'aperçus pourtant que personne n'avait découvert l'entrée de ma cave, où je pus descendre par une trappe aménagée dans la cuisine. Elle était intacte. C'est pour cela que je puis, ce soir, vous offrir du champagne. J’avais prévu la révolution, et, dans cette cave, j'avais enfoui une réserve d'or assez importante...

« Descendu dans la cave, la mémoire me revint; j'allai à la cachette du coffret : il était toujours là. Je rachetai une voiture dont je fus moi-même le cocher. L'ouragan avait passé, personne ne s'occupa de moi. Depuis, je vivote, mais le coffret, petit à petit, se vide

il va falloir que je cherche un métier. »

Ainsi, dès le lendemain, au bord de la piste, j'eus la chance d'avoir à ma disposition un critique autorisé Il s'offrait à moi sous les espèces et la forte carrure de don Trevino, car je ne pensais plus qu'à mes lions. Sans rien dire à personne, j'avais établi mes plans et décidé de

répéter le soir même. La représentation terminée, je fis monter la cage centrale et avancer les sabots des fauves. Dans la loge des artistes, je revêtis le costume acheté an dompteur ivrogne, costume de cow-boy fantaisie, noir et chamarré d'argent qui m'allait comme un gant. Cet accoutrement me donnait confiance. « Ainsi vêtu, me disais-je, si j'y vais carrément, en imitant de mon mieux les mouvements de Sam, les lions me prendront pour lui... » Lorsque tout fut prêt, un peu nerveux, je l'avoue, j'entrai dans la cage centrale, claquant du fouet pour me donner du courage. Je n'étais pas très expert, mais je savais donner un bon coup droit, qui, s'il ne servait à rien, faisait du bruit. Me  plaçant au milieu de la piste derrière la grosse pyramide, qui, en cas d'attaque subite, pourrait me protéger, j'ordonnai au garçon de cage de lever la porte à coulisses. Lorsque je vis entrer en face de moi les trois premiers lions, j'eus un petit frisson et m’aperçus que j'avais la chair de poule. Les lions s'étirèrent. Ils n'avaient pas l'air de s'occuper de ma modeste personne. Tous trois, à pas lents, se dirigeaient vers la gauche ; me tenant à bonne distance, je pris la direction opposée et César, le plus docile, se coucha de tout son long et se roula sur le dos. Les autres se mirent à jouer ensemble. Je ne les avais jamais vus dans ces paisibles attitudes, mais la situation risquait de s'éterniser. Rassemblant tout mon courage, je fis deux pas vers eux en criant : Take your seais ! (1). En temps que je donnai un bon coup de fouet en l'air. J'avais repéré un des gros tabourets proche de la pyramide, derrière lequel je pourrais m'abriter si les lions se ruaient sur moi. A mon appel, les fauves allongés firent un saut, comme mus par un ressort, et tous trois partirent au galop. Filant devant la pyramide, pendent que, prudemment, je passais derrière, chacun alla s'asseoir sur son tabouret.

(1)   Prenez vos places.

 

Cette première manœuvre me rassura. « Ils ne sont pas si terribles que ça pensai-je ; il faut être énergique ! » Rassuré désormais, je me promenai à quelques mètres devant les lions, claquant du fouet doucement appelant chacun par son nom.

 

Tous me suivaient du regard, regard intéressé mai non féroce. Ils avaient l'air de se demander: « Est-ce Sam, ou non ? »

Petit à petit, je m'approchai d'eux jusqu'à leur caresser gentiment le bout du nez avec Manche du fouet, comme je l'avais vu faire au dompteur. Lorsque je les touchai ainsi, répétant leur nom, chacun répondit par un Oua-ah » qui, sans doute, exprimait leur satisfaction.

Encouragé, j'allai me placer sur la gauche, derrière un des grands tabourets, puis je dis au garçon de cage :

Envoyez Néron !

Je me raidissais, ne sachant trop ce qu'il allait faire et ce que moi-même j'allais faire si, dès son entrée, il me chargeait. A peine fut-il entré, que je fis un pas en avant, claquant du fouet et criant : « Take your seat. » D'un bond, en rugissant, il passa devant la pyramide et, en grognant, alla s'asseoir sur son tabouret. Je le suivis, mais, m'apercevant que mes jambes tremblaient légèrement, je m'arrêtai derrière , le gros tabouret placé à quelques mètres en face de lui. De là, l'appelant de nouveau par son nom, je lui montrai de loin le manche de mon fouet. Un formidable rugissement fut sa réponse. « Mauvais caractère ! » Pensai-je. Prudemment, je passai devant le tabouret, ne quittant? pas Néron des yeux et, avec ma voix la plus douce, j'entamai avec ce pensionnaire récalcitrant une petite conversation

    -Néron, Néron, be a nice boy...

Il avait l'air de comprendre tournait son énorme tête à droite et à gauche, faisait la grimace, clignait des yeux, montrait les dents en grommelant, mais ne rugissait plus...

Revenant devant la pyramide, je me promenai à distance devant les lions, donnai deux ou trois légers coups de fouet en l'air. Leurs grands yeux étaient braqués sur moi, suivaient mes évolutions. Aucun fauve ne bougea.

 

Plus hardi et prenant mon revolver en main, je donnai brusquement un coup de fouet sec qui résonna dans le silence.

Néron descendit rapidement de son tabouret. Un instant, je crus qu'il allait foncer sur moi et me préparai à lui décharger mon revolver en pleine gueule... Grimpant d'un bond sur l'un des gros tabourets intermédiaires, il sauta de là sur la pyramide centrale, où il s'arrêta net., rugissant de toute la force de ses poumons.

Ainsi, sans que je lui commande rien, il avait, seul, commencé son travail ! Aussitôt qu'il se fut perché sur sa pyramide, il se calma. Cherchant à me rappeler les gestes du dompteur, j'arrivai ainsi à placer les quatre bêtes en pyramide, ce qui constituait la première figure du numéro.

A ne rien cacher, je me sentais déjà, dans cette cage, presque chez moi. Cherchant toujours à répéter de mon mieux les gestes de Sam, je réfléchis un instant. Que faisait-il quand les lions étaient en pyramide ? Il s'en allait d'abord sur la droite, pour faire descendre ensemble les trois lions paisibles, puis, ceux-ci installés à leur place primitive, il passait sur la gauche pour faire descendre Néron.

Oui, c'était bien cela. Tout doucement, je me dirigeai vers la droite, le fouet claquant et ordonnai : « Take your scats ! » Ensemble, les trois lions rejoignirent leur tabouret d'assise. Néron, placé tout en haut, ne bougea pas.

Je passai alors à gauche, me plaçant derrière lui et je criai : « Néron, take your seat !.» Néron gronda mais ne bougea point. Je me promenai un instant devant la pyramide, tout en lui disant: « Néron, be a nice boy ! » puis, revenant vers la gauche, je fis un nouvel essai, faisant cette fois claquer fortement mon fouet. Néron riposta par un vigoureux rugissement, mais resta sur son perchoir.

Perplexe, je m'approchai du bord de la cage pour essuyer ma figure ruisselante de sueur et Johny, le garçon de Sam, eut l'esprit de me dire si vous voulez que Néron descende, je crois qu'il faut lui donner un léger coup de fouet sur, les fesses...

Je n'avais jamais remarqué , que Sam en usât ainsi, sauf à la fin du numéro. Que faire ? J'étais dans la danse, il fallait danser. Je repris donc ma position et, en même temps que je criais le commandement, j'essayai de donner à Néron un coup de fouet ... je le manquai. Deuxième essai, je le manquai encore ... Néron, là-haut, rugissait toujours. Je ne l'avais jamais entendu grogner aussi fort. Je finis par perdre mon sang-froid. et, m'approchant plus près, un peu trop près cette fois, lui décochai un violent coup de fouet. D'un seul bond, renversant la pyramide, Néron sauta et traversa la piste au galop je fis de même en sens opposé... Il ne s'occupa nullement de moi. Mais, rugissant à faire trembler les toiles, il alla s'asseoir sur son tabouret.

Ouf ! je ramassai la lourde pyramide, surveillant mon gaillard du coin de l’œil. Ses énormes pattes tremblaient. Comme un éclair une pensée me traversa l'esprit : dans ce métier, quelqu'un doit avoir peur, les lions ou le dompteur. Il vaut mieux que ce soient les lions ! J'avais trouvé la « clef ».

Je m'approchai de la cage pour reprendre haleine et Johny me dit :

- Si vous présentez toujours le numéro de cette manière, il fera plus d'effet que celui de M. Sam.

- Peut-être, mais, pour le moment, je ne présente rien. Les lions se présentent seuls. Ce sont eux qui me montrent ce que j'ai à faire ; mais c'est plus que suffisant pour ce soir.

Tentateur, le garçon de cage poursuivit

- Vous devriez essayer de faire sauter Sultan. Il saute tout seul !

-  Lequel est Sultan ?

Quand je l'eus repéré, j'enlevai la lourde pyramide du milieu et plaçai mes tabourets intermédiaires à la distance voulue pour le saut.

Là, j'avais soigneusement observé Sam. Au premier essai, Sultan, d'un bond, traversa la moitié de la piste et vint se replacer sur son tabouret d'assise.

Or, pendant que Johny se préparait à faire sortir les lions, machinalement, je les appelai un à un par leur nom. César descendit de son tabouret, s'étira en bâillant puis vint vers moi à pas lents. Instinctivement je reculai. Il s'étendit de tout son long en travers de la piste. Si je n'avais pas reculé, il se serait étendu à mes pieds.

C'était, en effet, le moment où César devait exécuter « ce truc », et à l'appel de son nom, sans se faire prier, il était venu à moi ! Ces bêtes connaissaient vraiment mieux leur travail que leur dompteur improvisé.

Prudemment, je m'approchai de lui et, avec le manche du fouet d’abord, avec la main ensuite, je caressai sa crinière, puis sa tête. Je l'avais déjà caressé une fois, lorsque j'étais entré dans la cage avec Sam : nous n'étions plus des inconnus. Il me semblait impossible que cette bonne bête se révoltât. Effectivement, César posa à même le sol son énorme mâchoire inférieure, attendant sans doute que je lui ouvre la gueule et mette ma tête dedans. Nous n'en étions pas là ! Après quelques caresses de la main, je reculai d'un pas, comme le faisait Sam, et je fis claquer le fouet en l'air. Flegmatique, César se leva et regagna sa place.

Au commandement, la porte du tunnel s'ouvrit, les trois lions traversèrent la piste et allèrent s'étendre dans leur sabot respectif. Néron, grommelant, resta sur son siège...

Me plaçant du côté opposé, je crus que Néron sortirait tout seul. Les yeux braqués sur moi, faisant la grimace, il me suivait partout du regard, semblant ne pas voir que la porte était ouverte. Il attendait indiscutablement d'être commandé, pour exécuter son « appel », son « truc » du final.

J'en avais des sueurs froides : cela non. plus, je, ne l'avais pas prévu ! Rassemblant mon énergie, je passai à J'arrière et, désireux d'en finir, je saisis solidement dans ma main gauche la chaise qui était là. Sans plus attendre, j'allai me planter dans une direction oblique, à trois mètres devant lui. Puis, criant brutalement son nom, en même temps que je claquais du fouet, j'attendis les événements. Brusquement, Néron fonça sur moi, la gueule ouverte et, rugissant, donna deux ou trois coups de patte contre la chaise.

 

Je reculai si vivement qu'il n'eut pas la possibilité de m'y cramponner. Il vint vers moi comme un bolide et je crus un moment qu'il ne s'arrêterait pas. Mais, au moment où j'étais acculé à la cage, il s'arrêta net, vira brusquement pour retourner à son tabouret. Il aperçut alors la porte grande ouverte et, changeant de direction, traversa la piste en deux bonds, alla se blottir dans son sabot et la porte retomba derrière lui.

Je restai là, hébété, au milieu de la piste, ma chaise d'une main, mon fouet de l'autre, le coeur battant très fort et ruisselant de sueur.

Don Trevino, ma femme et tous les garçons de piste applaudirent. Petit succès intime ! Le premier de cette nouvelle carrière qui devait, pendant vingt-cinq ans, me captiver !

Avec l'accent bordelais retrouvé, don Trevino me dit :

- Pas de blague! Tu as déjà travaillé avec d'autres fauves ?

Mais non...

On dirait que tu as fait ça toute ta vie. Tu peux débuter demain, si tu veux.

A vrai dire, je ne savais que penser. En cette première répétition, j'avais, ou plutôt les lions avaient fait presque entièrement leur numéro habituel. Je n'y comprenais rien... ce n'était pourtant pas mon talent de dompteur !

Aujourd'hui, après avoir dressé tant de fauves et appris ce métier à tant de jeunes dompteurs, je me rends mieux compte de ce qui se passa ce soir-là. Ma réussite était due à l'observation des gestes du dompteur dont je portais le costume. Je n'avais pas gêné les lions, ils avaient effectué leur travail pas à pas, chaque rouage du mécanisme étant gravé dans leur cerveau comme un cliché. Lorsqu'ils me virent dans la cage, revêtu de la tenue de leur dompteur, marchant comme lui, prenant les mêmes poses, donnant des ordres et des coups de fouet énergiques, ils ne se rendirent pas compte du changement et s’employèrent à exécuter rapidement leur travail, afin de retrouver leur repos. Ce numéro, que je croyais difficile à l'époque, était d'une telle simplicité que, dix ans plus tard, lorsque j'étais un dompteur déjà réputé, je n'aurais jamais osé le présenter au publie. Mais ce soir-là, je confesse que j'étais assez fier de moi.

Le lendemain, je fis mes débuts officiels de dompteur, aussi sérieux qu'un pensionnaire de la Comédie-Française. Là encore, don Trevino me prodigua ses encouragements et nous tombâmes d'accord pour lier nos activités au Mexique.

Désormais, don Trevino se chargeait des itinéraires. Précédant le cirque, il choisissait les étapes, avait la haute main sur la publicité et, surtout, était notre ministre des transports. Car, en ces temps-là, la révolution avait tout désorganisé et il fallait louer chaque jour, à prix d'or, une locomotive et son mécanicien. En route, ce dernier décidait qu'il n'irait pas plus loin, que la zone était infestée de rebelles ; on discutait du montant de la prime ; je payais et le convoi s'ébranlait jusqu'à la prochaine terreur du mécanicien, vingt kilomètres tout au plus.

Chaque soir, mon numéro recueillait les applaudissements du publie. Quant à César, j'avais enfin découvert le moyen de lui ouvrir la gueule et j’avais même mis au point un procédé personnel : d’abord, comme Sam, je saisissais César à l'avant du mufle, juste au-dessous des lèvres supérieures ; mais je remarquai que, le tenant ainsi, rien ne l'empêchait de fermer sa geule s'il en avait envie. Je cherchai un moyen de supprimer ce risque. Un soir, où je voulus lui tenir la gueule ouverte plus longtemps, pour bien montrer aux spectateurs ses énormes crocs, je tentai une expérience. Au moment où il essaya de refermer ses mâchoires, je poussai avec mes pouces le côté de ses grosses lèvres pendantes sur les dents en arrière de ses crocs, le lion sentit alors qu'il se mordait les lèvres et rouvrit le « bec » en grommelant. Aussi longtemps que je maintins avec mes pouces une légère pression sur les lèvres de César, il resta la gueule grande ouverte, grognant sans arrêt. Chose qu'il n'avait jamais faite avec Sam. Le lendemain, pour la première fois, j'introduisis ma tête dans l'énorme gueule béante de César. Oh ! pas longtemps ! car j'eus une drôle d'impression, entre les mâchoires du roi des animaux ' l'obscurité était profonde et le grognement qui S'en échappait semblait sortir de la plus profonde et de la plus dangereuse des cavernes.

 

 

CHAPITRE Il

 

 

DES FUSILS, UN GÉNÉRAL ET DU CHAMPAGNE

 

A tout candidat au métier de directeur de cirque, je conseille d'éviter les pays en proie aux révolutions. Le risque n'est pas seulement la balle perdue et celui qui la reçoit n'a guère la possibilité de la qualifier ainsi mais surtout la panne brutale, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, en pleine campagne ou sur une voie de garage, dans un concert où les cris des fauves couvrent, à peine les lamentations des clowns et des écuyères. Et l'incertitude s'étend aussi à la recette escomptée pour le soir.

Je l'appris à mes dépens et d'abord le jour où le « Circo Européo », parti de Vittoria, voulut rejoindre Tampico, à quelque deux cents kilomètres au sud, sur le golfe du Mexique. Convoyé par une vingtaine de soldats de l'armée régulière, notre train roulait à bonne allure quand, à l'entrée d'un bois épais, retentit une salve de coups de fusil. Des vitres volèrent en éclats, l'aide du mécanicien eut l'épaule fracassée et, en guise de signal d'alarme, le conducteur porta la vitesse au maximum.

Avec un ensemble parfait, le personnel du cirque s'était couché à plat ventre et, par chance, personne ne fut blessé.

Deux heures plus tard - nous avions presque oublié cette alerte - le train s'arrêta à Chapayan, gare de triage située à dix kilomètres de Tampico. Et tandis gué nous entourions le Mexicain blessé, cherchant un hypothétique médecin, le mécanicien décrocha la locomotive et disparut avec elle.

Sous une chaleur torride, nous étions au cœur d'une plaine marécageuse infestée de moustiques. Nouvelle surprise : les soldats chargés de notre protection avaient pris à leur tour la poudre d'escampette. Il fallut plusieurs heures à don Trevino, ministre de nos transports, pour dénicher un vieux fiacre qui voulût. bien consentir à me mener à Tampico. Là, d'autres négociations et d'autres primes en monnaie trébuchante finirent par convaincre le chef de gare de nous fournir une locomotive et un conducteur. La pendule marquait exactement minuit, ainsi qu'il est de tradition dans les romans d'aventure.

Le seul moyen de rattraper la recette perdue consistait tout bonnement à doubler le lendemain le prix des places. Heureusement pour nous, Tampico était alors une ville grouillante d'activité et d'animation, plaque tournante du marché du pétrole, qu'une flotte de bateaux américains transportait journellement vers la Nouvelle-Orléans et vers Tampa. Comme il convient aux époques troublées, je portais sur moi, dans une ceinture, la partie de la recette payée en pièces d'or, mais, après une semaine à Tampico, il y avait dans nos malles plus de deux cents kilos en monnaie d'argent et de cuivre. Sans l'unique banquier américain qui consentit à échanger le vil métal contre des dollars, la vie quotidienne et les voyages seraient devenus rapidement très compliqués.

Aucun bateau n'ayant consenti à prendre le cirque à son bord jusqu'à Vera-Cruz, une seule ressource s'offrait : le chemin de fer, en direction de San Luis Potosi. Le gouverneur poussa les hauts cris : aucun train ne s'était aventuré sur la ligne depuis au moins

 

 

 

deux ans, aucun mécanicien n'accepterait d'y « jouer ses os », précisa-t-il. Don Trevino,, l'infatigable, découvrit l'oiseau rare qui-voulut bien tenter la chance contre paiement de cinq cents pesos.

En homme avisé, le mécanicien conseilla de faire publier dans la presse que le «. Circo Européo.); se retirait à Monterrey ; après quoi, on plia bagages pour prendre une toute autre direction : celle. de San Luis Potosi.

Le soir tombait, j'avais pris place sur la locomotive à côté du conducteur, avec l'espoir de le faire bavarder utilement.

Déjà nous quittions la plaine qui borde le golfe du Mexique quand la lune se leva, triomphale.

- J'aurais préféré un temps couvert, souffla le mécanicien. Nous allons être repérés comme en plein jour.

- Mais il y a deux ans qu'aucun train n'est passé par là !

- Qui sait ? reprit-il. Auparavant, tous les trains étaient attaqués sur cette ligne. Quand nous serons dans la sierra, vous les verrez au fond des précipices et vous n'aurez pas assez de doigts pour les compter.

Le train grimpait, grimpait encore dans la montagne, entre des précipices qui paraissaient sans fond et parmi un chaos prodigieux de rochers.,

Soudain, le mécanicien me dit :

- Mira, mira Hombre ! aqui abajo... (1).

Clignant des yeux, à quelque deux cents mètres au-dessous de nous, j'aperçus au fond du gouffre une dizaine de wagons éventrés, retournés, enchevêtrés les uns dans les autres. A la sortie d'un tunnel, la voie ferrée s'engageait sur un immense pont métallique, surplombant un étroit « canyon », au fond duquel coulait une rivière à moitié tarie. Le mécanicien ralentit le

convoi à la vitesse du pas d'un homme. Vers le milieu du pont, sur plus de cinquante mètres, la balustrade d'acier était complètement arrachée. En bas, un autre train gisait épars dans le  «canyon ». L'un des wagons, les roues en l'air, s'était bloqué en travers du cours d'eau. J'avais la chair de poule, comme parfois dans la cage aux fauves.

 

(1).Regardez, regardez, là, en bas.

 

Comment cela est-il arrivé? demandai-je.

Il y a un peu plus de deux ans. Le train était fortement convoyé par la troupe. Il passait là, de nuit, comme nous, un peu plus vite peut-être, mais on avait déboulonné les rails. Il y a eu plus de quatre cents morts !

- Et qui a fait le coup?

- Pastora, un vrai brigand

Plus loin, nous vîmes un autre train, puis un autre, enfin un quatrième, tous dans le même état.

- Quand pensez-vous être à San Luis?

- Si tout va bien, entre quatre et cinq heures du matin, répondit le mécanicien flegmatique.

Si personne, ni hommes, ni femmes, ne dormit dans le train du cirque cette nuit-là, nous fûmes nombreux, par contre, à remercier Dieu en arrivant à l'étape sains et saufs.

En période de guerre civile, il peut arriver - du moins au Mexique - qu'un modeste directeur de cirque doive discuter avec le général commandant en chef, à propos d'une locomotive, par exemple.

C'est ainsi que je fis connaissance du célèbre général Obregon. Le train transportant le cirque, je m'en souviens., venait de stopper à Canitas, station plus que modeste, devant une baraque délabrée qui représentait la gare ; le village était constitué par une centaine de huttes de paille. Le mécanicien vint m'avertir que le chef de gare (car il en existait un) avait reçu l'ordre de

 

 

laisser la voie libre à un train de militaires, attendu dans la journée.

Avec don Trevino, nous regardions le triste paysage, quelques champs de maïs, des bananiers, des cochons maigres qui erraient dans la campagne déserte. Soudain, des cris, une poursuite : un homme qui courait à perdre haleine cherchait à se réfugier dans notre train, quand ses poursuivants le rattrapèrent et, à trois mètres de nous, lui plantèrent un couteau dans la poitrine. Personne n'intervint et don Trevino, me prenant par le bras, me dit simplement :

- Suis-moi rapidement, il est recommandé de ne pas se mêler des histoires de vendetta.

Enfin, le train militaire daigna arriver en gare, un train d'une quarantaine de fourgons américains. Il y avait là, peut-être, deux mille soldats, dont la plupart juchés sur les toits des wagons, plus de cinq cents femmes aussi, affublées de jupe aux couleurs chatoyantes. A l'avant, deux wagons de luxe étaient réservés à l'état-major.

J'appris que le convoi descendait de Chihuahua, son expédition contre Pancho Villa terminée, pour se diriger vers Puebla, où Zapata, autre « cabecillo » redoutable, faisait des siennes. A la halte, les soldats, pour la plupart mal vêtus et sans souliers, se rassemblèrent par petits groupes, les uns jouant aux cartes, les autres chantant en chœur au son de la mandoline et des guitares. Ils ressemblaient à des explorateurs en route vers quelque région perdue, à la chasse à l'homme. A les regarder, je comprenais que la révolution mexicaine était bien un « sport national ». Je fus brusquement ramené à la réalité en voyant notre mécanicien détacher sa locomotive.

- J'ai ordre, me cria-t-il, de passer à l'avant du train militaire et de le remorquer jusqu’au-delà de Zacatecas, car, étant trop chargé, il ne pourra pas monter la sierra...

- Et nous?

- Je viendrai vous rechercher demain.

- Vous ne pensez pas sérieusement qu'après avoir payé d'avance la locomotive, je vais rester ici en panne je ne sais combien de temps?

- Je regrette ; ce sont les ordres du général. Tâchez d'aller le voir. C'est lui qui commande ici...

Je courus vers les wagons de l'état-major, m'adressai à un officier supérieur, revêtu d'un splendide uniforme kaki couvert de galons d'or et lui expliquai la situation.

Quelques instants après, il revint me dire

- Suivez-moi. Le général Obregon va vous recevoir.

Mon grand sombrero à la main, je traversai un luxueux wagon-salon américain, où se tenaient une douzaine d'officiers supérieurs rutilants et autant de jeunes femmes élégantes, véritable assemblée de toutes les reines de beauté des provinces d'Espagne, merveilleusement brunes, le regard noir sous la mantille de soie blanche.

Tout au fond du wagon, à sa table, fumant un énorme habana, le général Obregon. Je le reconnus à son bras coupé. L'officier me présenta et, fort aimablement, le général me fit asseoir.

- Je dois, dit-il, être dès demain à Puebla avec mes hommes ; il me faut deux locomotives pour monter la « sierra ». Je pensais en trouver une à Durango ; c'est vous qui en disposez, et c'est pourquoi .j’ ai fait téléphoner d’arrêter ici votre train. Vous devez me comprendre ; c'est une affaire d'Etat. Sitôt que nous serons arrivés à Aguascalientes, je vous renverrai la locomotive. Elle sera de retour dans les vingt-quatre heures.

J'eus beau répéter que nous étions plus de soixante personnes, avec des chevaux et des lions, sans provisions dans ce village perdu, le général m'opposa les nécessités militaires. Je suggérai enfin de rattacher à son train le nôtre que je déclarai petit, léger et composé de sept wagons seulement.

- C'est ?eut-être une idée, soupira-t-il, mais est-ce faisable? Qu’on amène le mécanicien !  cria-t-il à un officier d'ordonnance.

Je m'offris à l'aller chercher et me précipitai, sans même jeter un coup d'oeil aux belles du sérail.

 

Aux dires du mécanicien, mon idée ne valait rien il y avait sur le parcours une rampe très raide. Je lui mis dans la main cinquante pesos, en affirmant avec conviction

- On peut toujours essayer.

Et j'ajoutai

Si vous dites au général que la chose est possible,, j'ajouterai cinquante pesos.

L'expérience fut couronnée de succès : le « Circo Européo », voyagea en remorque avec le général Obregon.

Amateur de tourisme, il me conseilla de visiter le curieux cimetière de Guanajuato, situé au-dessus de la ville sur un piton de granit. Il y avait là un mur d'enceinte, pareil à un rempart, tout percé de niches. Les familles y déposaient les cadavres qui, je ne sais pourquoi s'y pétrifiaient en quelques semaines et devenaient semblables à des momies. Et, à condition de payer un droit de sortie de quelques pesos, le défunt retournait ensuite chez les siens où il prenait la place d'honneur.

Tel n'est pas, on s'en doute, le sort réservé à ceux qui se mêlent de révolution. Le « cabecillo » Chavez fut tué avant la fin de la première guerre mondiale, Zapata fut abattu en avril 1919, Pancho Villa résista jusqu'en 1923, et, dans une embuscade, périt de la main même d'un de ses compagnons. Devenu président de la République mexicaine, le général Obregon finit, lui aussi, assassiné.

Cette tournée au Mexique avait duré plus d'un an, avec la répétition quotidienne des mêmes aléas, des meurtres, des coups de feu, des locomotives introuvables, des pourboires à répétition. Si la guerre avait enfin cessé en Europe, la situation du Mexique semblait devenir chaque jour plus précaire : aussi ressentîmes-nous bientôt ce mal doux et déchirant qui s'appelle le mal du pays.

De Mexico à Vera-Cruz, nulle part je ne parvins à louer une locomotive et je compris qu'il fallait abandonner la partie, c'est-à-dire disperser notre arche de Noé. Lions et chevaux furent vendus à bas prix. Restaient le chapiteau et le matériel, restait surtout mon vieil ami don Trevino. Un soir, le cœur un peu serré, je l'invitai à dîner.

- Mon vieux Trevino, dis-je au dessert, nous avons décidé de regagner l'Europe à la fin du mois.

Il pinça les lèvres.

- Pourquoi n'achètes-tu pas le cirque ? lui demandai-je.

- J’y ai pensé, j'ai bien quelques pesos, mais pas assez pour acheter ton cirque.

- Et si je te donnais le tout à crédit?

- Ce serait trop beau. Si tu acceptes pourtant, tu ne perdras rien, tu seras payé et je te donnerai une hypothèque sur ma maison de Monterrey.

- Sois tranquille, mon vieux, je ne veux pas perdre un centavos. Maintenant, tu vas commander deux bonnes bouteilles de champagne et le cirque est à toi.

- Comment? Le cirque est à moi... Combien en veux-tu. ?

- Je viens de te le dire, tu payes deux bouteilles de champagne et tout le bazar t'appartient.

Don Trevino essuyait des larmes tandis que nous trinquions à ses succès futurs. Tous, nous étions fabuleusement heureux.

Le soir de Noël, j'ai assisté à la première de mon ancien cirque, baptisé désormais « Circo Trevino ». Ce n'était pas mal du tout et même c'était riche de promesses. J'ai su, plus tard, que mon vieil ami avait consacré ses premiers bénéfices à la recherche de son fils et qu'ils se sont embrassés enfin en Colombie, sur la grande place de Bogota.

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

ÉCOLE PRIMAIRE POUR TIGRES

 

De retour en France, au lendemain de la première guerre mondiale, à défaut de cirque à diriger, j ai exercé à Paris la profession d'agent général de la savonnerie de mon oncle dirigée alors par mon frère Léon. Mais, très vite, j'ai rêvé chaque nuit de chapiteau, de lions et de révolutions qui n'immobiliseraient pas les gens du voyage. La vie sédentaire n' ait pas faite pour moi.

D'un séjour à mon Marseille natal, je rapportai mon vieux jeu de barres fixes que j'avais toujours conservé et le soir, pour le plaisir, je repris l'entraînement au Gymnase Pons, à Montmartre. Moins d'un mois plus tard, je fus capable d'exécuter mes anciens exercices, à l'exclusion, hélas ! des doubles sauts périlleux en chutes, un peu trop violents pour mes vieilles jambes plusieurs fois brisées. Ce sport journalier me faisait du bien, je reprenais confiance dans l'avenir et bientôt, avec un de mes associés d'avant-guerre, Ancilloti, je montai un nouveau cirque de Variétés qui débuta à Versailles, sur la place du Château, devant le Tout-Paris.

Un an plus tard, je revins à mes premières amours ; je voulus un vrai cirque, possédant des chevaux et des fauves. En association avec mon frère, Jules Court, je décidai de créer le Zoo-Circus. Il ne s'agissait plus que d'agrandir l'arène, d'acquérir des voitures destinées aux bêtes, d'acheter de nouveaux tracteurs et de faire une habile publicité sur des animaux rares dont nous ne possédions pas encore le moindre échantillon.

La création de la ménagerie nécessitait douze voitures légères supplémentaires. La première fut remplie par une vingtaine de singes, achetés à Marseille et à Bordeaux. Une autre fut garnie d'oiseaux des colonies et, chez des « rabouins » (1), qui possédaient une ménagerie peu importante, j'achetai à bon compte un splendide lion à crinière noire et deux lionnes, qui occupèrent la troisième voiture.

Je trouvai chez notre ami Fontana, importateur d'animaux à Bordeaux, une collection de jeunes hyènes barrées et mouchetées, une panthère et un jaguar. Une autre voiture fut peuplée de petits animaux, tels que capybaras, racoons, ocelots.

Ce vieux lion rugissant et les hyènes grimaçant d'un rire sauvage firent, dès leur arrivée, suffisamment de vacarme pour donner un peu de vie à notre affaire naissante ; mais nous n'avions là qu'une collection très insuffisante.

Le fameux Hagenbeck, de Hambourg, me proposa un numéro d'ours qu'il produisait alors en Espagne avec son cirque. L'ensemble comprenait cinq ours Polaires, deux ours de Russie, un ours noir du Tibet, avec collerette blanche. Il demandait pour le numéro cent cinquante mille francs, ce qui représentait pour nous beaucoup d'argent (2).

En raclant les fonds de tiroir et après bien des hésitations, nous conclûmes l'affaire avec Carl Hagenbeck(3), le roi du zoo, et, au printemps de 1921, le Zoo-Circus débuta à Limoges, sur la vaste place du Théâtre entièrement occupée par nos tentes « garde-robes », la tente écurie, la tente ménagerie, les ateliers et la tente du cirque, le tout ressemblant à un petit village qui aurait surgi de terre en quelques heures.

 

(1) Gitanes.

 

(2) Soit, en francs 1953 (5 mai) : 5.250.000 francs.

 

(3) Cages sans barreaux », souvenirs de Kari Hagenbeck.

 

Un an plus tard, à force de travail et grâce au succès remporté auprès du public, nous étions en mesure de racheter à la ménagerie Laurent quatorze lions et lionnes adultes, six hyènes, quelques loups, des ours de Russie et du Canada, et trois tigres sibériens récemment importés.

Le tout, livrable à la fin de la saison, m'était cédé contre un demi-million de francs, de francs antérieurs au franc-Poincaré (1). Cette nouvelle acquisition allait d'un seul coup donner au Zoo-Circus ses lettres de noblesse et me lancer dans ma profession préférée, celle de dompteur et de dresseur de fauves.

Le dressage se pratique surtout pendant l'hiver. Dès le début de novembre, le Zoo-Circus installait ses quartiers d'hiver à Miramont, dans le Lot-et-Garonne. Eus en avions à peine pris possession quand, sur un télégramme de la maison Chapmann, de Londres, je me rendis en Angleterre, en vue de l'acquisition de quatre jeunes tigres importés du Bengale, âgés de quinze mois environ, et pour lesquels je dus payer cent mille francs. pour l'époque, le prix semblait prohibitif, mais, lorsque je vis ces quatre bêtes magnifiques, la tentation fut trop forte et je ne pus quitter Londres sans les ramener.

chapmann m'avait assuré que ces quatre tigres avaient été élevés par un maharajah, et que la présence de l'homme ne leur était pas inconnue.

Dès mon retour à Miramont, je décidai de commencer sans retard le dressage de ces nouveaux pensionnaires, dans un petit cirque en bois que nous avions spécialement construit à cet usage.

 

(1) Soit, en francs 1953 (5 mai) : 17.500.000 francs.

 

Je fis introduire les quatre tigres dans la cage centrale et, un bâton dans la main gauche, mon fouet dans la droite, j'entrai derrière eux. Prudemment, j'allai me placer derrière un des grands tabourets que j'avais fait poser au milieu de la cage, tabouret qui pourrait me servir de « bouclier » en cas d'attaque.

Chapmann ne m'avait pas trompé ; ces tigres, indiscutablement, étaient déjà habitués à la présence de l'homme, car aucun ne tenta de se précipiter sur moi.

Certes, le numéro de lions que J'avais présenté au Mexique et le numéro d'ours que je venais de donner pendant toute une saison avaient parfait mon entraînement et je me sentais à mon aise.

Dans la cage centrale, mes coups de fouet avaient une précision convenable, je connaissais, ou du moins je croyais connaître, les réflexes dés animaux sauvages. En réalité, j'avais encore beaucoup à apprendre, car je n'avais jamais pratiqué le dressage d'un fauve, et même ! n'avais pas eu l'occasion d'assister à des séances de dressage.

Au long des années qui ont suivi, à la faveur d'interviews dans tous les pays, plus de mille fois, je me suis entendu poser par les journalistes une série de questions, presque toujours les mêmes :

- Comment dressez-vous vos fauves? Comment arrivez-vous à leur faire faire tous ces exercices? Comment, lorsque vous avez vingt fauves dans la cage, et vous leur tournez le dos, aucun d'eux ne vous saute-t-il dessus ? Est-il vrai que vous faites à vos bêtes des injections pour les « doper » ? Est-il vrai que vous pouvez par le regard les hypnotiser?

Une fois encore, je tâcherai ici de répondre de mon mieux et, sans forfanterie, je révélerai mon secret, ou plutôt ma méthode.

Pour devenir un bon dresseur de fauves (je dis bien dresseur et non pas dompteur, les métiers sont totalement différents, et si tous les dresseurs sont dompteurs, peu de dompteurs peuvent se prévaloir du titre de dresseur), il n'y a point à proprement parier de secret. Mais il faut posséder certaines qualités essentielles.

 

La première, et, à mon avis, la plus importante, est la connaissance de la psychologie animale: il faut  comprendre et connaître les fauves, ne pas se tromper sur le caractère de chacun, observer leurs amitiés ou leurs rancunes, découvrir leurs dispositions naturelles et savoir exploiter celles-ci pour la réussite du numéro projeté.

Par surcroît, il convient d'avoir l'esprit inventif, pour découvrir, aussi rapidement que possible, ce que J'appelle les « clefs du dressage », c'est-à-dire le moyen de faire comprendre au fauve ce que vous entendez obtenir exactement de lui.

Trouver ces différentes « clefs » constitue le véritable problème du dressage et je conviens volontiers que le procédé ne s'explique guère à l'aide des mots. Un ours polaire, par exemple, ne se mène pas comme un ours du Tibet, qui lui-même ne ressemble en rien à Fours de Russie, et tous trois sont différents du grizzly ou de Fours géant du Kodiak. Chaque espèce a, par nature, des caractéristiques bien définies ; il faut donc étudier et utiliser les dispositions naturelles de, chacune d'elles.

Cela est vrai de tous les fauves, lions, tigres, léopards, jaguars, panthères. Chaque sujet, selon son espèce, exigera un dressage particulier.

Comprendre les animaux et les aimer, posséder une patience sans limite, se montrer sobre, être capable d'une grande résistance physique, disposer d'un peu de courage, telles sont, à mon sens, les qualités requises pour devenir dresseur de fauves.

Contrairement à ce qu'on pense généralement, le courage est. la qualité la moins importante. J'ai instruit une bonne vingtaine de dompteurs et de dompteuses ; parmi eux, j'ai rencontré de jeunes fanfarons qui volontiers se piquaient de courage. Ceux-là m'ont toujours fait peur, et ils ont généralement terminé leur carrière à l'hôpital. D'autres, plus réfléchis, se rendant parfaitement compte des dangers du métier, peut-être même timorés, sont pourtant devenus des dompteurs émérites. Quant à moi, je n'ai jamais estimé que la prudence ne soit pas une vertu, vérité d'ailleurs que, de mon temps, on enseignait au catéchisme à tous les bambins de Marseille.

Mes premiers élèves - je parle à présent des bêtes - furent donc les quatre tigres d'abord pensionnaires d'un maharajah. Ils portaient de beaux noms : Prince, Radjah, Maouzi, pour les tigres, Brahma, la seule tigresse du groupe.

Et voici comment se déroula la première leçon, dans une cage solide, comme il se doit.

Mes élèves purent d'abord en faire à leur guise, mon travail de maître d'école se bornant à me promener à quelque distance et à observer les réflexes et les mouvements de mes pensionnaires.. Après un quart d'heure de prise de contact, toute passive, je circulai devant les tabourets, afin de me rapprocher des tigres. Aussitôt, Brahma, la tigresse, baissa les oreilles, poussa un rugissement sec et d'un seul bond passa comme une flèche, par-dessus l'un des hauts tabourets. Elle alla se réfugier à l'arrière de la cage, à l'endroit même que je venais de quitter.

J'en conclus que Brahma était une bête peureuse, dont il fallait surveiller les réactions, car ce genre d'animal s'affole soudainement et devient instantanément très dangereux.

A son actif, je notai que, sans élan, la tigresse avait fait un bond de plus de quatre mètres, agilité naturelle qui, en ferait rapidement une sauteuse exceptionnelle.

Les trois mâles étaient en face de moi, à quelques mètres. Laissant Brahma en arrière, je cherchai, au ralenti, à m'approcher d'eux, les appelant par leur nom et faisant, du bout des lèvres, ce « Pfrrr.... Pfrrr » que tous les tigres comprennent.

Comme j'avançais, Prince et Radjah, sans s'effrayer outre mesure, reculèrent vers les panneaux de la cage en grommelant et montrèrent leurs longs crocs d'ivoire. Le troisième, Maouzi, resta immobile devant moi, à deux mètres à peine.

J'appelai : « Maouzi !... Pfrrr... Pfrrr !... »

 

Il resta un moment impassible, me regardant fixement, curieux, mais sans hostilité. Je recommençai la conversation :

- Maouzi ! Viens!... . Bravo, Alaouzi !... Pfrrr... Pfrrr !

Les yeux braqués sur moi, avançant légèrement la tête, le tigre me répondit par un « Pfrrr » presque imperceptible d'abord. Ainsi, nous avons continué quelques secondes encore, à ma voix, que je faisais aussi douce que possible, à mes « Bravo, Maouzi », à mes « Pfrrr », le tigre répondit par deux ou trois «Pfrrr » nets et rapprochés, faisant même un pas vers moi. Tendant ma main droite vers lui, et le bâton dans la main gauche, je lui passai la main droite sur le dos et le caressai en le flattant de la voix. Il se laissa faire, parut ronronner, poussa un miaulement, puis, d'un petit ,saut vers la gauche, s'en alla rejoindre ses camarades.

Depuis près d'une heure, j'étais en cage avec mes bêtes, ne faisant rien d'autre qu'étudier leur caractère.

Ce qui les effrayait le plus, c'était les tabourets avec leurs couleurs voyantes. Je plaçai donc à l'avant de la cage quatre de ces tabourets, à peu de distance les uns des autres, et, poussant gentiment mes tigres vers ces obstacles, j'étudiai leurs réflexes.

Radjah, méfiant, l'oreille basse, s'approcha du premier tabouret, le flaira et, soudain, l'attrapant à pleines dents, transperça la grosse planche de chêne de deux centimètres d'épaisseur qui constituait le siège, puis, (fun coup de patte, envoya le tabouret en l'air. Les quatre tigres, effrayés, l’œil phosphorescent, bondirent de côté et se réfugièrent à l'autre extrémité.

Je laissai passer leur frayeur. Il me fallait trouver le moyen de les familiariser avec ces tabourets qui deviendraient leur place permanente pendant le numéro.

A les tigres étaient à jeun depuis vingt-quatre heures. A travers la grille, je remplis de viande ma sacoche, un petit sac de cuir de quinze centimètres de long sur cinq de large, que j'avais attaché autour de ma taille avec une solide ceinture. Puis, je pris mon bâton-canne en chêne de deux centimètres de diamètre, long d'un mètre vingt, au bout duquel était fixée une vis mince, dont la tête n'était pas entièrement enlevée, de façon à ne jamais blesser un animal. Au bout de cette vis, je piquai un morceau de viande de la grosseur d'une orange et, m'approchant de mes tigres, j'essayai de leur donner à manger.

Maouzi, le plus doux, goba son bout de viande au premier essai. Prince et Radjah, plus méfiants, jetèrent viande et canne en l'air, d'un coup de patte.

 

Après un quart d'heure de patience, tous deux acceptèrent leur morceau de viande. Quant à Brahma, craintive et sauvage, je ne pus ce jour-là l'approcher suffisamment pour essayer de la nourrir à la canne. A plusieurs reprises, je renouvelai la distribution de ces « amuse-gueule », puis je vins poser sur les tabourets d'assise quatre ou cinq morceaux de viande, et, passant à l'arrière de la cage, je poussai de nouveau les bêtes vers les tabourets, cause de leur frayeur. Quelques minutes de patience et, soudain, l'un des mâles flaira le menu, s'en approcha à pas lents, méfiant, et, d'un coup de gueule, rafla l'ensemble d'un seul coup.

Le proverbe a raison de dire que l'appétit vient en mangeant. Une deuxième distribution de viande rouge sur les tabourets trouva preneur, une troisième égaiement et, au quatrième          « service », Brahma la timide se mit enfin de la partie et dévora à belles dents. En moins d'une demi-heure, mes quatre mousquetaires engloutirent ainsi une dizaine de kilos de bifteck de cheval.

Il y avait plus de deux heures que durait la classe. Pour un début, c'était suffisant et je rendis la liberté aux élèves, cest-à-dire que je les renvoyai dans leur cage personnelle, à leur repos et à leurs méditations.

Je les laissai à , jeun jusqu’au lendemain, car j'avais décidé qu'avant d’entreprende le dressage proprement dit, je serais l'unique distributeur du repas quotidien, servi dans la cage centrale. Ainsi, les tigres s'habitueraient au décor du cirque, à ma présence et j'essaierais, tel un bon instituteur, de leur faire comprendre que J'étais leur ami et que la classe, n'étant point une pénitence, pouvait ressembler à une récréation.

Une semaine plus tard, nous étions tous bons amis, plus rien ne les effrayait : Brahma, encore craintive, se laissait, parfois nourrir à la canne. Ce fut l'A B C de ma méthode de dressage, car, lorsqu'un animal n'a plus peur du bâton, lorsqu’il voit la fameuse canne s'approcher de lui, il sait qu elle porte sa récompense, surtout si le mouvement est accompagné de quelques mots, dits d'une voix douce et flatteuse. Ces détails ont leur importance, car les réflexes des fauves sont rapides et brefs ; il faut donc, selon les cas, que récompenses ou punitions soient instantanées.

Récompenses et punitions sont, en effet, à la base du dressage. J'ose l'affirmer, au risque de déplaire., une fois de plus, aux dames vénérables qui, surtout en Angleterre, incitent le public « à ne jamais assister aux représentations barbares qui se déroulent dans les cirques ». Même à ces personnes sensibles et qui ne s'embarrassent pas de contradictions car J'en ai vu un grand nombre, parées de fourrures et d'aigrettes, déguster sans remords des côtelettes d'agneau je dirai que la patience et la douceur sont les bases du dressage des fauves, mais que les corrections énergiques et immédiates sont aussi indispensables que les caresses, si on veut parvenir un résultat.

Lorsqu'on commence le dressage d'une ou de plusieurs bêtes en cage, on ne sait jamais, la première fois ce qui va arriver. Il n'y a pourtant que deux hypothèses

Si la bête n'attaque pas, s'ouvre devant vous le chemin de la douceur et de la patience, et c'est une longue route.

Mais si la bête attaque, il faut se défendre par tout les moyens, et avec toute l'énergie dont on est capable( Il faut immédiatement administrer à l'animal une correction assez sévère pour qu'il comprenne, dès le premier contact, qu'il n'est pas le plus fort. Parfois, en effet, c'est une lutte à la vie, à la mort. Bien que J'aime les animaux autant que quiconque, bien que j’aie

plusieurs fois dans ma vie pleuré de chagrin à la mort de certains de mes fauves, je n'ai pourtant jamais fait ce métier avec le goût du suicide. Et les rares fois où J’ai eu à soutenir contre les fauves des lutte dans lesquelles ma vie était en danger, j'ai toujours estimé que si l'un des deux devait être tué, mieux valait finalement que ce ne fût pas le dompteur.

Au cours des années, il m'est arrivé, pour ne pas être tué, d'avoir à abattre, à la première rencontre, un ours! blanc de taille géante et même un chien danois énorme qui m'avaient sauté à la gorge. Pendant six mois, des panthères noires essayèrent ainsi de me terrasser. Une fut tuée. Les cinq autres furent finalement domptées et je persiste à prétendre que les panthères de Java ne se dressent pas exclusivement avec des morceaux de sucre.

 

 

 

Ci-dessous : BRAHMA DEBOUT.

 

A noter qu'il est beaucoup plus difficile de faire prendre à un fauve celle position au milieu de la piste que sur un tabouret « d'assise ».

 

 

En fait, le bâton et le fouet sont aussi nécessaires que la viande-récompense, que la voix douce et les caresses. Mais, au début du dressage,  la douceur demeure la bonne méthode dans la majorité des cas, et j'ai pu constater, après tant d'années d'expérience, que trois fauves sur quatre n'attaquent pas d’emblée leur dompteur et sont de braves bêtes, tout en restant des animaux dangereux. Il est non moins certain que des fauves paisibles en apparence se révèlent féroces par la suite. Ainsi, Bengali, tigre adulte que je pris au dressage alors qu'il avait trois ans, se montra longtemps docile et calme, mais il tua plus tard deux dompteurs. Bon nombre de bêtes, élevées au biberon par des amateurs, ont fini par dévorer leurs maîtres.

Par contre, Bankok, un léopard noir, capturé adulte à l'état sauvage, chercha longtemps à m'égorger, mais, une fois dressé, ne se rebella jamais plus et ne blessa personne. Aussi devint-il un « artiste » exceptionnel, chargeant et fonçant sur moi à chaque représentation, s'arrêtant debout sur ses pattes de derrière, la gueule ouverte, crocs menaçants, griffes dehors, mordant dans mon bâton et le brisant à chaque séance d'un coup de gueule.

Malgré tout, les fauves que ai classés parmi les braves bêtes ne reçoivent pas seulement des caresses et des compliments, car tel animal qui respecte ou craint son dompteur se prendra volontiers de querelle avec un de ses voisins, dans la cage même . Les bêtes ressemblent aux humains : l'amour, les rancunes, la jalousie, la colère sont aussi leur fait et des bagarres violentes se déchaînent souvent pendant les répétitions. Il importe alors que le dompteur intervienne vite et fort, s'il vent sauver son numéro.

On comprendra qu'il m'ait fallu exercer longtemps le métier de maître d'école pour fauves, car, dans ma vie, j 'ai dressé plus de trois cents animaux sauvages.

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

COCKTAIL SIBÉRIE-BENGALE

 

Devant l'afflux des carnassiers qui ne cessait d'enrichir la collection du Zoo-Circus, il me fallut bientôt envisager de trouver des adjoints. Je confiai le numéro d'ours à mon première élève Votjeck Trubka, ajoutant à sa classe trois ours de Russie. L'assimilation de ce nouveau contingent fut rapide. Au dompteur hollandais Johny de Kok, je réservai la présentation de nos lions dans un numéro unique qui donnerait à la cage un air de wagon de métro aux heures d'affluence. Quant à moi, les tigres étaient devenus ma passion. J'envisageai donc de présenter ensemble les quatre tigres du Bengale dont j’ai parlé et trois tigres de Sibérie, dont le vendeur

la ménagerie Laurent  m'avait assuré qu'ils tueraient les premiers immanquablement, et que je risquais de partager le même sort.

Trois mois à peine nous séparaient de l'ouverture de la saison. Je ne connaissais de ces trois Sibériens rien d'autre que leurs noms : César, Bengali, Cambodge. Je savais pourtant que chez Laurent le dompteur « Georgiano » était entré en cage avec eux. Mais leur dressage était nul. Déjà adultes, ils exigeraient certainement beaucoup de prudence.

Les répétitions commencèrent dès le lendemain de leur arrivée et je décidai de les faire travailler un par un.

Armé d'une lourde chaise (1) et d'un fouet, j'entrai dans la cage, ayant, près de la porte, placé Johny de Kok, muni d'un gourdin et d'un revolver. Je fis introduire César. Dès son entrée, le tigre fut pris de panique, peut-être en raison de sa solitude dans l'immense cage circulaire, ou bien sous l'effet de la surprise, que lui causait le décor environnant, ou encore effrayé par les accessoires que j'avais placés dans la cage afin de m'abriter en cas d'attaque subite. D'un bond, en rugissant, il tenta de sortir par où il était entré, mais la porte étant close, d'un formidable coup de tête qui l'étourdit un peu, il tordit les barreaux de fer de la porte de communication.

Il demeura là quelques secondes et, virant soudain à la recherche d'une autre issue, il m'aperçut de l'autre côté de la cage. Silencieux, l'oreille basse, le poil hérissé, la queue frétillant comme celle d'un chat devant une souris, il avança à pas lents vers moi. Je n'avais pas à m'y méprendre, il se préparait à l'attaque. Sautant de côté, je me plaçai en hâte derrière un des grands tabourets. César avançait toujours, l’œil ardent comme une braise. J'étais persuadé qu'il allait bondir sur moi. Lâchant ma chaise, le saisis à deux mains le lourd tabouret qui se trouvait devant moi, et, en même temps que je criais énergiquement : « César En place! », de toutes mes forces, je lui jetai le tabouret à la tête.

Il s'arrêta net, poussa un rugissement formidable et, sous l'effet de la terreur, il essaya d'un bond de sauter hors de la cage. Il se retourna comme un chat et tomba lourdement sur ses pattes, prenant la fuite cette fois du côté opposé au mien.

Pendant un long moment, je le laissai circuler à sa fantaisie, évitant seulement de me trouver sur son chemin. Petit à petit, il se calma quelque peu, mais il était impossible de l'approcher.

 

(1)   Au début de ma carrière je me servais d'une chaise comme protection. Plus tard je remplaçais la chaise par une fourche et supprimais le revolver qui ne sert à rien.

 

 Dès que j'avançais vers lui, il poussait des rugissements à faire trembler les vitres du hangar, prêt à foncer sur moi. Après bien des efforts et de nombreuses tentatives, je parvins seulement à réduire la distance entre nous, à trois mètres environ. Je repris la chaise de bois et le fouet. De nouveau, il devint menaçant ; je saisis le gros tabouret, mais, cette fois, je n'eus ni le temps ni la chance de le lui lancer à la tête, César s'enfuit et se blottit de l'autre côté de la cage.

Ainsi, je restai une bonne demi-heure avec mon tigre, n'ayant d'autre ambition, pour le moment, que de l’habituer à moi.

Lorsqu'il parut remis de sa frayeur, je pris à travers la cage une sorte de canne à pêche de quatre mètres de long, au bout de laquelle Johny de Kok avait piqué un respectable morceau de viande. Le flattant de la voix je tendis de loin la friandise d'un coup de patte lança en l'air. En vain, j'essayai dix fois, vingt fois, mais, à la faveur d'un rugissement, je réussis enfin à lui plonger la canne dans la gueule. Il voulait mordre le bâton, ce fut le bifteck lui resta entre les crocs. Il en parut tout surpris, réfléchit une seconde ou deux, se décida enfin à avaler cette bouchée, pour lui insignifiante. Ainsi, à force de patience, il engloutit pendant cette séance quelques kilos de viande qu'il sembla apprécier.

Certes, nous n'étions pas encore de bons amis, mais il tolérait, sans colère, ma présence et je le renvoyai dans sa voiture-cage.

Le lendemain, je recommençai avec César le même exercice. Il se souvenait certainement de notre première entrevue et des possibilités qui s'offraient à lui : le tabouret à la tête en cas d'attaque, le bifteck-récompense s'il se montrait plus docile.

Son entrée fut plus calme et, après dix minutes d'essais, je pus l'approcher et même le nourrir, non plus avec le long bambou, mais avec la canne de dressage, longue seulement d'un mètre vingt.

Tout allait si bien que je décidai de faire envoyer un autre tigre. Seul? ou avec César? J'hésitai cependant, je pris la décision de garder César, pensant que le deuxième tigre serait moins effrayé en compagnie d'un de ses semblables.

Dès son entrée, Bengali se comporta exactement comme César la veille, se précipita pour retourner dans sa voiture, mais la porte fermée derrière lui lui barrait le passage. Apercevant alors César de l'autre côté de la cage centrale, il courut à lui, comme pour implorer sa protection et instantanément parut rassuré.

 

Quelques instants plus tard, je pouvais m'approcher des deux tigres. Bengali ne se montra pas agressif. Emerveillé par tant de docilité, après avoir donné aux deux tigres quelques morceaux de viande, je fis introduire Cambodge, le troisième tigre. A peine entré dans la cage centrale, il aperçut ses frères, se réfugia auprès d'eux et, ce jour-là, je n'eus avec lui aucune difficulté. Plus tard, il en fut tout autrement : César, qui m'avait attaqué à maintes reprises, se révéla un tigre docile, tandis que les deux autres Sibériens, doux en apparence, devinrent dangereux.

Après une semaine de rude travail, le trio se tenait tranquille et en place. Les quatre tigres du Bengale, soumis à deux répétitions quotidiennes, faisaient de rapides progrès. Je résolus donc d'essayer de grouper les sept animaux dans la même cage.

Dernière précaution, pendant quelques jours encore, je dus garder seuls les Sibériens, pour les habituer à rester assis à leur place, un solide lasso autour du cou, afin de les faire retenir de l'extérieur par mes hommes s'ils essayaient de foncer sur les « Bengales », Incapables de se défendre contre de tels géants. Leur passer, chaque matin, les lassos ne fut pas une petite affaire, mais au bout d'une semaine, les Sibériens semblaient ignorer qu'ils avaient la corde au cou. L'heure était donc venue de mettre au point le cocktail Sibérie-Bengale.

Dans la cage vide face à moi, je ne fis entrer d'abord qu'un seul Sibérien, le nommé César, collier de chanvre au cou. A l'autre bout de la corde, par-delà les grilles, quatre gaillards se tenaient prêts à intervenir. Sans hésitation désormais, je fis envoyer les quatre tigres du Bengale. César les regarda curieusement mais ne bougea pas d'un centimètre. Aussitôt, je fis exécuter aux quatre tigres leur première pyramide, en les tenant éloignés de César. Tout se passa sans incident.

Le lendemain, je fis l'essai à sept. Les Sibériens étaient à leur place, les tigres du Bengale entrèrent. César et Bengali ne bronchèrent pas, mais Cambodge, le plus gros des trois Sibériens, sauta de son tabouret et fonça sur Prince. Retenu par le lasso, il ne put l’atteindre. Il reçut immédiatement quatre ou cinq coups de fouet et je le renvoyai à son tabouret d'assise.

Lorsque Cambodge parut calmé, je voulus faire exécuter la première pyramide aux tigres du Bengale. A l'instant où Prince passait devant Cambodge, celui-ci bondit une nouvelle fois, trompant ma vigilance, et, malgré le lasso, il parvint à planter ses griffes sur son jeune compagnon. Avant qu’il ait pu lui plonger ses crocs dans les flancs, il reçut sur le crâne un formidable coup de gourdin qui lui fit lâcher prise.

L'échauffourée avait engendré une excitation générale et j'avais moi-même besoin d'une pause pour reprendre mon souffle. Bêtes et dompteur eurent droit à un quart d'heure de repos. Puis, je recommençai la « série » de la pyramide. A la première tentative, je donnai un coup clé fouet - préventif - à Cambodge, à l'instant précis où Prince passait devant lui. Le Sibérien

recula la tête et, fermant les yeux, resta en grommelant sur son tabouret. Au second essai, un coup de fouet à quelques centimètres de ses narines suffit à le maintenir dans l'obéissance. Là était « la clef » du dressage. Je dus l'utiliser pendant plusieurs semaines, chaque fois que Prince passait devant le Sibérien. Une haine instinctive séparait ces deux tigres, pourtant cousins, si j'ose dire et leur animosité ne s'atténua que très lentement.

Quinze jours plus tard, les sept tigres acceptaient de travailler ensemble. Je n'utilisai plus les lassos de précaution et les Sibériens participaient à la première pyramide que les tigres du Bengale exécutaient à la perfection. La mise au point du numéro me passionnait chaque jour davantage, mais, pour varier les plaisirs, j'eus l'idée de mener de front un numéro de lions passablement hasardeux.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

UN « ONZE »... MAIS DE LIONS

 

Où le dompteur trouve-t-il son « inspiration » ? (Et, ce dernier mot communément réservé aux Muses, inspiratrices des poètes, est écrit sans intention sacrilège.)

Dans la cage aux fauves.

Maintes fois, j'en ai fait l'expérience. Les bêtes entourent le dompteur qui sent ses muscles échauffés par les premiers combats et la répétition d'exercices difficiles ou dangereux. Le corps ruisselle de sueur, l'homme, toujours sur ses gardes, reprend son souffle, l'esprit travaille et soudain l'idée jaillit. C'est ainsi qu'un matin, pendant une pause, au milieu de mes tigres, je me suis récité machinalement la liste, nom par nom, de tous les lions du Zoo-Circus. Une véritable litanie ! Or, en comptant les lions sur mes doigts, je m’aperçus que deux mains n'y suffisaient pas et ce lut le point de départ d'un nouveau numéro.

Il y avait, en effet, les trois énormes lions du Cap, à crinière noire, qui, dans la ménagerie Laurent, travaillaient ensemble et faisaient une entrée dite « en férocité », puis, deux lions mâles sommairement dressés à quelques vagues tours, un autre enfin très doux, qui exécutait un numéro « en pelotage », plus deux lionnes de trois ans fort agiles, expertes à sauter dans un cerceau enflammé, enfin les trois lionnes, de Florian Laurent, vraiment féroces, rapides comme l'éclair. Six lions et cinq lionnes! Jamais ils ne s'étaient trouvés réunis sur la même piste et je conclus immédiatement que, dans une seule cage, onze lions rassemblés constitueraient aux yeux du public une photo de famille peu banale.

Ce ne fut pas, on s'en doute, une petite affaire, et plus d'une fois, Johny de Kok et moi avons cru que notre dernière heure avait sonné.

 

Selon la méthode éprouvée, la première semaine se passa exclusivement à faire la connaissance des onze lions, groupe par groupe, tels qu'ils étaient habitués à évoluer dans la ménagerie Laurent. Les spécialistes du travail « en férocité » ne songeaient évidemment qu'à foncer sur les deux dompteurs dès que, le fouet en main, nous cherchions à les approcher, et la majorité de ces bêtes, toutes adultes, habituées à leurs vieilles « routines », n'ayant jamais vu un tabouret d'assise, refusait absolument d'y prendre place.

Les y forcer à l'aide d'un lasso aurait fait perdre trop d'heures précieuses et multiplié les risques de bagarre

il fallut donc inventer autre chose.

Avec de vieilles planches, je fis construire des tabourets d'assise spéciaux, de dimensions quatre fois supérieures à la normale, soit d'un mètre carré chacun. On disposa dessus de nombreux petits morceaux de viande rouge et, au bout de quelques jours, je vis les lions, poussés par la fringale, grimper sur les planches et y chercher leur pâture. Chaque jour je diminuai la dimension des tabourets improvisés, les ramenant peu à peu aux dimensions habituelles.

Ainsi, chacun des onze fauves apprit qu'une place et une seule lui était réservée dans la cage centrale. Ils finirent par se plier à cette première discipline, sans laquelle il est vain de vouloir entreprendre le plus modeste dressage.

Désormais il s'agissait donc de grouper les onze lions.

Les six mâles, âgés de plus de cinq ans, sensiblement de même taille, pouvaient se défendre contre l'assaut d'un voisin. Avec leur énorme crinière qui protège la carotide, je savais qu'ils ne pouvaient s'entr'égorger au premier coup de crocs. D'autre part,. je pouvais courir le risque de perdre un ou deux lions, puisque leur nombre total suffisait amplement à la création d'un bel ensemble et que la valeur financière du roi des animaux égalait, à peine, le quart du prix d'un des tigres.

Toujours pressé par le temps, je résolus de grouper d'abord les six lions mâles. Le Hollandais de Kok et moi entrâmes dans la cage vide, le fouet accroché à l'avant bras, armés d'un lourd tabouret et d'une fourche spéciale en forme de demi-cercle, celle-ci assez large pour pouvoir repousser les lions sans les blesser. Nous étions l'un près de l'autre, afin de mieux nous défendre en cas de nécessité.

Je fis d'abord envoyer les trois lions du premier groupe, Pacha, Ménélik et Néron, les fis placer sur leurs tabourets respectifs et, sans attendre, j'ordonnai de faire entrer les mâles du deuxième groupe : Niger et César. A peine ceux-ci furent-ils dans la cage que les trois premiers lions, comme s'ils s'étaient donné le mot, descendirent d leur trône et foncèrent sur les nouveaux venus.

Je connaissais la tactique d'attaque ; les lions s'accrochent, abandonnent, bondissent une seconde fois, observent encore et, si l'adversaire faiblit, le vainqueur se rue sur sa victime et l'achève. C'est avant cette mise à mort inéluctable que nous devions intervenir instantanément, sans craindre l'emploi de mesures brutales de répression.

Déjà la bagarre était générale, faisant trembler les vitres de notre petit cirque de répétition. Accrochés l'un à l'autre, les rions roulaient au sol, soulevaient des nuages de poussière, bondissaient, poussaient de formidables rugissements, utilisaient les crocs et les griffes,

et les vaincus ne s'en relèveraient pas si deux hommes n'incarnaient pas immédiatement cette force supérieure dont on parle depuis longtemps dans les assemblées internationales, force qui ne se borne pas à désigner l'agresseur, mais qui sépare les combattants.

Sous la riposte de Niger et de César, le trio des fauteurs de guerre allait succomber ; mais nous entrâmes dans la danse, à coups de fourches et de tabourets. Notre intervention subite surprit d'abord les combattants, mais la sarabande forcenée recommença de plus belle et dura de longues minutes avant qu'il fût possible de chasser trois lions d'un côté, et les deux

« victimes » de l'agression à l'autre extrémité de la cage.

Le dieu de la guerre, heureusement, nous accorda quelques secondes de répit, car le souffle commençait à nous manquer. Soudain, Ménélik, se faufilant, bondit une deuxième fois sur César.

Je criai :

- Ménélik, en place !

L'ordre fut accompagné d'un sérieux coup de fouet sur les reins de la bête. Mû comme par un ressort, le lion vira tout net, me fit face et, dressé sur les pattes de derrière, me sauta à la gorge. Le tabouret servit à parer le choc ; d'un coup de crocs, il fut brisé en deux. Heureusement pour moi, de Kok saisit Ménélik sous le cou avec sa fourche et l'envoya rouler sur le flanc.

Pris de panique soudaine, le lion voulut fuir vers la porte de sortie, je me lançai à sa poursuite, le cinglant de coups de fouet lancés de toutes mes forces, répétant toujours :

- Ménélik, en place!

Effrayé, il repartit au galop, passa vers le devant de la cage, sauta sur un tabouret et tremblant de peur, essoufflé, lui aussi, prit le parti de n'en plus bouger.

Immédiatement je lui jetai, d'une voix douce.

Bravo, Ménélik! Bravo! Ou ! ah ! ah ! Ou ! ah! ah ! Ménélik !

Et, lentement, je m'approchai de lui.

Ce « Ou ! ah ! ah! », sorte de miaulement que poussent les lions à leurs instants de contentement, correspond selon moi, au : « Pfrr, pfrr » des tigres désireux de manifester leur satisfaction.

 

Sensible à la douceur de mon langage, Ménélik daigna enfin se calmer, Après quelques essais, je réussis à lui caresser le crâne du bout de mon bâton et même à lui pousser un morceau de viande dans la gueule.

C'était là le secret du dressage : Ménélik devait admettre une bonne fois que son royaume avait pour frontières son tabouret personnel, qu'il y serait toujours nourri, bien traité et choyé, qu'au contraire, la piste n'était pas destinée à de vaines bagarres avec ses frères et, surtout, que de toute tentative de rébellion il sortirait vaincu et fouetté.

Ce prologue nous prit plus d'une demi-heure et le résultat était aussi mince qu'incertain puisque, pendant la même séance, il y eut d'autres escarmouches, peut-être moins violentes, mais semblables quant à leur origine et à leur dénouement répressif. A la longue, la fatigue gagna les lions ' presque contents de garder la pause sur leur tabouret. C'est alors que je fis envoyer Sultan.

Doux, nonchalant, partisan du moindre effort, Sultan me traitait en ami et m'autorisait même, depuis quelques jours, à glisser ma tête dans sa gueule grande ouverte. Devant ses semblables haut perchés, il s’arrêta net, baissant les oreilles et, mauvais signe, se mit à battre fortement de la queue. Au moindre geste d'un des lions, Sultan eût, à coup sûr, foncé, mais personne ne bougea. Pendant une heure nous nous bornâmes, tels des caporaux, à faire répéter les mouvements élémentaires de l'école du soldat-lion : descendre du tabouret, y remonter, en redescendre. Le tout, au commandement, sans hésitation ni murmure. il n'empêche que, sortant enfin de la cage, de Kok et moi, nous nous sentions les jambes en coton.

Le défilé des dames lionnes était au programme du lendemain. Une douzaine d'hommes du cirque, parmi les plus vigoureux, placés à l'extérieur de la cage, leur serviraient de gardes du corps ; deux, à l'extrémité de chaque lasso passé au cou des mâles, les retiendraient en cas de nécessité. La précaution n'est pas inutile, car deux lions qui se battent sont protégés par leur crinière, tandis qu'une lionne, souvent plus vive que le lion, ne possède pas autant de force et, si elle est prise à la gorge, la blessure est généralement mortelle.

J'eus le tort ce jour-là, de faire entrer trois lionnes ensemble. Aussitôt, les lions rugirent, l’œil méchant ; battant de la queue, ils se préparèrent à l'assaut qui se fût soldé par un ou deux cadavres. Voyant venir l' « ouragan », sans hésiter, je donnai l'ordre au garçon de cage d'ouvrir la porte de sortie et je renvoyai les lionnes à leur voiture.

L'entrée individuelle s'imposait. A tous les hommes rangés à l'extérieur de la cage centrale, je recommandai de tenir solidement les lassos en main. Je prévoyais, en effet, que Ménélik, et peut-être deux autres mâles, chercheraient la bagarre. Je me plaçai en face d'eux et, sans les quitter des yeux, ordonnai de faire entrer une lionne.

A l'instant même où de Kok la chassait pour l'envoyer à sa place, je fis claquer une dizaine de coups de fouet, à quelques centimètres à peine, de la gueule de chacun des lions. Surpris, clignotant des yeux, ils parurent concentrer sur moi toute leur attention, cherchant à comprendre ce que je voulais. Ce que je voulais? Ils ne devaient pas voir l’entrée de la lionne. J'y avais réussi, car la lionne rugissante était venue d'un bond se mettre à sa place sur son tabouret.

Usant du même stratagème, j'envoyai la deuxième lionne et tout se passa bien. Restait à caser la dernière, dont le siège était proche de celui de Ménélik, à un mètre à peine de lui.

Au moment où la lionne, un peu affolée, grimpa sur son tabouret, ce que je prévoyais arriva. Ménélik se dressa sur ses pattes, sauta d'un bond, mais, si proche qu'il fût, il ne put atteindre sa proie : en même temps que le lasso l'arrêtait dans son élan, il reçut un coup de fouet en pleine gueule, fit une pirouette et, sans insister davantage, rugissant de colère, remonta sur son perchoir.

Six mâles et trois femelles se tenaient donc assis en face de nous. Chacun à sa place. C'était déjà une assez belle garniture à l'avant de la cage.

 

Dix jours plus tard, les onze siégeaient, sans histoire, sans querelle. Un vrai tableau de famille! Mais, déjà, des amitiés amoureuses se nouaient qui devaient me causer d'autres ennuis.

Vivant ainsi les trois quarts de la journée parmi mes lions, je parvins à organiser le numéro prévu. Il débutait par une pyramide de onze lions et lionnes assis sur leur tabouret, figés, immobiles comme les statues d'un temple hindou. La scène s 'animait brusquement. A mon appel, Sultan accourait comme un chien fidèle, s'installait sur deux tabourets au centre de la piste, pareil à la haie d'un champ de courses ; une des lionnes franchissait allégrement l'obstacle, dans un superbe saut de plus de quatre mètres. Après quoi, Sultan bénéficiait de quelques caresses de la main sur le museau. J'écartais lentement ses mâchoires, pour plonger enfin ma tête dans sa gueule béante.

Dès lors, le spectacle devenait sensationnel. Après avoir dispersé les tabourets d'assise, je plaçais, aux quatre coins de la cage, des barrières enflammées vers lesquelles je poussais les fauves et tous, en débandade, devaient franchir le mur de feu. Cette sorte de « chasse aux lions » s'achevait par le recul des onze lions jusqu'à une fosse improvisée très étroite, ce qui obligeait le troupeau entier à se serrer comme des moutons.

Ainsi menés « en férocité », tous les lions et lionnes, blottis pêle-mêle dans cette étroite

« fosse aux lions », rugissaient à qui mieux mieux.

Dès lors, je m'attaquais aux lionnes du groupe de Florian Laurent, les forçant à sortir de leur antre et à charger sur moi furieusement. Jetant bâton et fouet en l’air, je leur faisais face, tout proche d'elles, les mains vides.

Mais un jour que j'étais plus près que de coutume, et penché en avant, mon foulard flotta devant ma poitrine. Probablement intriguée par les couleurs vives de l'étoffe, la lionne fit un pas brusque en avant, saisit à pleines dents le foulard, arracha, le déchirant en morceaux. Elle inventait ainsi un truc merveilleux auquel je n'avais pas pensé, pour lequel je ne l'avais pas dressée et qu'elle répéta chaque jour par la suite.

Pour finir, d'une série de coups de fouet en l'air, j'excitais les lions au maximum. De l'extérieur, on allumait quatre feux de bengale. Je m'agenouillais de nouveau face aux bêtes en furie, à deux pas d'elles, dans un vacarme assourdissant qui couvrait les flonflons de l'orchestre.

C'était le final du numéro.

Plus tard, je n'aurais pas os' signer l'ensemble de mon nom ; mais pour parfaire l'ouvra~e, le temps et l'expérience m'avaient manqué et je n étais pas trop mécontent de mon « onze », comme disent les amateurs de football. 

 

 

 

Ci-dessus : Après une année de dressage, fous mes élèves se sont assagis. Ici, c'est Violette qui m'embrasse sur la bouche à la mode d'Hollywood.

 

CHAPITRE VI

 

 

 

TIGRES, MES IMPRUDENCES!

 

N'étais-je pas un déplorable capitaine d'équipe? Dès que nos onze lions furent en mesure d'aller sur le terrain, c'est-à-dire d'affronter le publie, je m'empressai de les confier à mon ami, le dompteur Johny de Kok. C'est que je rêvais à mes tigres qui furent, je l'avoue, ma passion dévorante. (Je puis à présent employer cet adjectif.)

Ils étaient sept, je l'ai dit. Après eux, j'ai dressé bien des fauves, mais c'est de leur princière

« pléiade » qu’aujourd'hui encore je me souviens avec le plus de tendresse. Je les revois, je retrouve le regard de chacun d'eux, ses colères, ses caresses, ses défauts et aussi la menace de mort cachée dans les crocs d'ivoire et sous les griffes de la belle patte féline.

A peine mes tigres avaient-ils formé la pyramide de présentation traditionnelle dans les cirques, qu'ôtant poliment mon chapeau, Je m'approchais du seigneur du Bengale, Maouzi, jusqu'à lui toucher la gueule collant ma joue contre son museau. S'il était ce jour-là d'humeur enjouée, pour marquer son contentement il me léchait la figure, comme un bon chien.

Une caresse de tigre, c'est en vérité une drôle de sensation. Sous la langue, aussi rugueuse qu'une grosse râpe à bois, la peau vous brûle vite et je reprenais rapidement mes distances.

Sans rancune, Maouzi n'en consentait pas moins, quelques instants plus tard, à me servir de monture, grentil comme un poney. Auparavant, juché sur deux tabourets, il séparait Prince et Radja, dressant entre eux une barrière qu'ils franchissaient d'un bond, comme s'ils voulaient échanger leur place, côté cour contre côté jardin.

Il n'en oubliait pas pour autant d'admirer du coin de l’œil la tigresse Brahma, qui, en un saut de six mètres, de tabouret à tabouret, me passait au-dessus de la tête, alors que j'étais à califourchon sur lui.

Enfin, après avoir jeté mon chapeau en l'air, je revenais encore à Maouzi, lui ouvrant la gueule avec une lenteur d'automate... pour y placer ma tête.

Il va de soi que je n'ai pas la prétention d'être le seul à mettre la tête dans la gueule d'un tigre ; pourtant, je ne me connais pas d'imitateur et je n , ai jamais ,entendu raconter qu’un autre dompteur ait consenti à un tigre cette «  offrande » d'un crâne humain volontaire. Avec un lion, l'affaire est moins scabreuse, mais le tigre, plus intelligent, demeure toujours, même dressé, mystérieux et sauvage et toujours capable de réflexes imprévisibles. Maouzi fut d'ailleurs le seul de son espèce à m'autoriser à inspecter d'aussi près sa denture, alors qu'au cours de ma carrière j'ai dressé une bonne cinquantaine de tigres.

Amener mon élève préféré à un tel degré de docilité n'alla pas, on s'en doute, sans de multiples séances de cage, avec la répétition du moindre, geste des centaines de fois, et une patience et une prudence extrême, à chaque seconde.

Pourtant, j'entendais obtenir davantage du seigneur Maouzi. Au cirque Schumann, à Berlin, il m'était arrivé jadis de voir le dompteur Julius Seeth faire quelques pas de piste avec une lionne sur les épaules: J'ignorais si la chose était possible avec un tigre, mais comment refuser l'essai ? Maouzi et moi étions si bons amis que la tentation fut la plus forte. Et puisqu'il voulait bien me porter sur son dos, pourquoi ne pas lui rendre la politesse ?

Chaque matin, pendant quinze jours, je le fis donc monter sur deux tabourets assez espacés pour que, de profil, Maouzi ressemblât à un pont de vivante fourrure. Longtemps, je me bornai à passer sous lui, puis à rester quelques instants sous son ventre, le caressant et parlant sans cesse avec lui. Il importait essentiellement de lui faire admettre une première vérité, à savoir que le « truc » du pont 'tait pour lui une source de flatteries, d'amabilités et de caresses. Ceci acquis, je tentais d'abord de le soulever sur les avant-bras, en les lui passant sous le ventre. Chaque fois, il poussa un soupir caverneux, de mauvais augure, et, se jugeant dans une position inconfortable, il essaya de mordre, sans méchanceté d'ailleurs.

A l'époque, Maouzi pesait déjà près de cent quarante, il était donc illusoire de prétendre le porter dans mes bras à la façon d'une nourrice. Le prendre sur mes épaules restait l'unique solution.

Dès que Maouzi eut formé le « pont », je lui passai à son insu un lasso autour du cou. Au bout de la corde, Johny de Kok avait ordre de tirer d'un coup sec si le tigre cherchait à me mordre, car je me rendais compte qu'au moment où j'allais glisser la tête sous son ventre, Maouzi, en se retournant à peine, et sans que je voie venir l'attaque, pouvait me saisir le crâne à pleine gueule.

Contre les crocs j'étais donc paré, mais je ne trouvais aucune protection contre les griffes. Pourtant, j'étais conscient que le tigre, à l'instant où J'essayerais de le soulever, pourrait facilement m'ouvrir le ventre avec les terribles griffes de ses pattes de devant.

Il n'était plus temps d'hésiter ; je jouai ma chance. A pleines mains, je saisis donc Maouzi par la peau du cou ; fléchissant sur mes jambes, je passai ma tête sous la bête et le plus doucement du monde, évitant secousse et brusquerie, je me relevai.

Maouzi poussa un long grognement ; ses pattes de devant décollèrent du tabouret et retombèrent lourdement contre moi ; l'une, devant ma jambe droite, me semblait fort mal placée, mais le tigre ne sortit pas les griffes. Bienheureuse patte de velours ! Je restai ainsi rendant quelques secondes, le tigre à moitié sur moi, es pattes de devant dans le vide, les pattes de derrière sur leur tabouret. Certes, j'étais loin d'avoir trouvé la position idéale; si j'essayais de me lever tout à fait, je sentais que le tigre nie glisserait le long du dos. Que faire? En m'agenouillant, ou presque, je parvins à poser tant bien que mal les pattes de Maouzi sur le premier tabouret et à me dégager enfin.

Maouzi, qui avait failli perdre l'équilibre, se montrait nerveux et je dus le cajoler un bon moment avant de l'estimer prêt à une deuxième tentative.

Je procédai autrement, afin d'éviter la glissade du tigre contre mon dos, glissade qui s'avérait pleine de menaces. Je cherchai donc à encercler Maouzi avec les bras. Décollant d'abord les pattes de devant, je saisis de la main gauche une des pattes de derrière et, me dressant soudain sur mes jambes, je fus debout, entre les tabourets, avec Maouzi sur les épaules.

Le soupir encore « caverneux » que poussa Maouzi me parut durer une éternité, mais aucun geste menaçant ne suivit.

Restait à trouver la « clef » qui me permettrait de balancer au loin ce drôle de sac de plus de cent kilos. Ce fut l'instinct de conservation qui me le suggéra.

A peine le tigre était-il installé sur mes épaules que je sentis son corps, pesant et presque inerte, glisser en arrière. Je ne l'avais pas assez encerclé avec mes bras.

Maouzi, trouvant inconfortable cette nouvelle position, recommença à grogner et, craignant la chute, sortit brusquement ses griffes pour se retenir. Par réflexe, je me penchai en avant ; une des pattes mit en pièces mon pantalon, l'autre me lacéra la cuisse. Instantanément, je fléchis sur les jambes et, me redressant vivement, d'une détente brusque, j'expédiai les cent quarante kilos de tigre par-dessus ma tête. Un pas en arrière, j'étais dégagé, tandis que Maouzi retombait à terre, un peu surpris, mais assez content de se retrouver sur le plancher des vaches... Après maintes caresses et flatteries, le seigneur du Bengale se coucha nonchalamment à mes pieds, sans se préoccuper du pantalon en lambeaux et des estafilades qui me zébraient la cuisse.

Le lendemain, j'y allai plus hardiment. Dès que je fus sous Maouzi, je plaçai ma tête très près de la sienne, de façon que le poids de son corps, suspendu au porte-manteau improvise que formaient mes épaules, ne portât pas sous son ventre, mais sous sa poitrine.

 

Il y avait progrès certain, puisque, au moment d'abandonner le deuxième tabouret, Maouzi poussa un soupir à peine perceptible.

Sur les épaules, je le gardai pendant environ dix secondes, puis quand je perçus les premiers signes de glissade, sans attendre les dégâts de la veille, je le balançai proprement par-dessus ma tête.

Au centième essai, dix jours plus tard, ce dressage était au point : je pus me promener en cage avec mon tigre sur les épaules, lui et moi étions parfaitement à l'aise.

« Tu me portes... je te porte... » On aurait pu faire une chanson sur ce thème. Me promenant avec Maouzi sur les épaules, j'aurais pu fredonner le refrain, mais à condition de n’en pas rester là. Lorsque j'étais barriste, pendant mes tournées en Allemagne, j’avais pu voir plusieurs numéros de fauves du célèbre Hagenbek et, parfois, certains animaux, tigres ou lions, terminaient leur travail, assis sur leur postérieur, pareils à un bon toutou fait le beau. Sur le publie, l'effet était immanquable, les applaudissements crépitaient. Devant mes sept tigres, j'y songeais souvent, ignorant tout, hélas ! au moyen à employer.

En deux mois d'hiver je n'obtins guère de résultats, quand., enfin, le hasard s'en mêla. n jour que la tigresse Brahma se querellait avec son voisin, pour la nième fois, je lui lançai un coup de fouet et m'approchant d'elle, face à face, je la menaçai avec mon bâton. Afin de se mieux défendre, elle se dressa debout, cherchant à saisir le gourdin avec ses pattes de devant. Il ne me resta plus qu'à exploiter cette disposition naturelle de la tigresse.

En la matière, j'acquis à la longue une certaine d’extérité : quand j'ai débuté, en 1940, au Madison Square Garden de New York, les soixante-cinq fauves de ma collection étaient tous capables de « tenir » la position verticale, immobiles, aussi longtemps que l'exigeait leur dompteur. Là encore, la patience est de règle. Un fauve bien doué réussira en trois mois, une bête rebelle ne se soumettra à la position « debout » qu'après six mois de répétitions quotidiennes. En définitive, tous les élèves peuvent passer ce « certificat d'études ».

Par contre, je ne conseillerai à personne d'embrasser le museau d'un tigre en furie, ainsi que je l'ai fait souvent.

Un seul félin s'y prêta, dans toute ma vie de dompteur, un des sept de ma pléiade, le nommé Radja. Là aussi, un bienheureux hasard me favorisa.

L'histoire avait pourtant mal débuté. Un matin que je circulais dans la cage, avec Maouzi en tour de cou, le tigre Prince quitta sa place sans permission et Radja crut bon de l'imiter. Je n'aimais pas ces façons d'école buissonnière, car, entre les tigres, la bataille est plus rapide que la foudre, surtout quand le dompteur n'a pas les mains libres.

La récidive valut à Radja, le lendemain, un fameux coup de fouet sur les fesses. Surpris et furieux, il fonça sur moi et, dans une charge enragée m'obligea à traverser toute la piste en courant à reculons. Acculé au fond de la cage, je lui tendis mon bâton à mordre par le travers et je parvins ainsi à l'arrêter. Mais la canne volant en morceaux, deux coups de pattes me passèrent bien près du nez.

Ne pouvant plus reculer, je lui assenai un coup de manche de fouet sur le museau. Précipitamment, Radja se retourna et, en deux bonds, regagna son tabouret. Je lui emboîtai le pas, claquant du fouet. Sitôt assis, lorsqu'il me vit à moins d'un mètre de lui, il poussa, au comble de la colère, quelques rugissements formidables.

Puisqu'il avait subi sa punition et qu'il avait rejoint sa place, je cherchai à l'apaiser.

Changeant de ton et d'attitude, je restai face à lui, paisible, et je lui dis doucement :

- Bravo, Radja ! Pfrrr, pfrrr ! Bravo, Radja

Que se passa-t-il dans son esprit? Je ne, sais. Ce tigre qui, une seconde auparavant, l'oreille basse, l’œil hagard, rugissait de furie, cherchant à me déchirer, se calma immédiatement. A mon troisième « Pfrrr », le regard s'adoucit, le poil redevint lisse et Radja répondit à mes avances par un ou deux « Pfrrr » bien marqués, signifiant, à ne pas s'y tromper, que nous redevenions bons camarades. Je restai là, face à lui, le flattant, le caressant gentiment sur le nez avec le manche, de mon fouet.

Radja venait de me révéler un « filon » à exploiter. Il fallut attendre la répétition du lendemain. Il recommença son escapade, je le laissai faire. Sans me presser, je finis l'exercice prévu avec Maouzi. Puis, comme la veille, Radja reçut un bon coup de fouet. Il me fonça dessus, mais, fort de l'expérience acquise, j'arrivai à l'arrêter. Au moment où je levais mon bâton, il sauta sur son tabouret. Je le suivis et, sans plus attendre, j'entrepris de lui faire comprendre ma satisfaction. Il semblait que sa colère était liée à la mienne. Aussitôt que je m'apaisais, il faisait de même.

Après quelques jours, cela devint une « routine » du numéro. Dès que je m'approchais de lui, l'encensant de « Bravo, Radja ! pfrr, Radja! », il tendait sa tête vers moi, mendiant les caresses, si bien que chaque jour nous étions plus près l'un de l'autre.

Petit à petit, j'approchai ma tête de la sienne et, un beau jour, deux secondes après que Radja eut poussé le dernier des rugissements de colère, ô beauté du contraste ! il tendit sa gueule vers moi. Nous étions nez à nez, à moins de trente centimètres : avançant encore, je l'embrassai, collant mes lèvres sur ses narines aussi humides que salées.

Alors, les spectateurs déliraient d'enthousiasme. Sans doute faisais-je preuve de beaucoup d'imprudence, car, en dépit de nos relations courtoises, Radja pouvait se raviser soudain et, dans la position que 'j'occupais devant lui, prendre ma tête dans sa gueule ou m'ouvrir le crâne avec sa patte.

Mes sept tigres! J'en arrivais quelquefois à les considérer comme des bêtes « de tout repos ». Or, plus tard, Bengali tua le dompteur Mollier et le dompteur Vaniek ; Cambodge me sectionna un bout de l'index  avala l'ongle et trois jours plus tard - honni soit qui mal y pense ! - mourut d'une péritonite ; à deux reprises, César blessa grièvement le dompteur Votjek Trubka, et à Brahma, qui m'attaqua par derrière, jouant de moi comme le chat avec une souris, je dois un bon mois de souffrances à l'hôpital.

Certains spectateurs mesuraient parfaitement, mieux que moi peut-être, le danger auquel je m'exposais.

Je me souviens d'un soir, à Toulouse, un publie en or, violent, ardent, comme à un spectacle de corrida. Dans la griserie des bravos, je poussai les tigres un peu fort.

Radja fit son « appel » (1) en férocité ; mais lorsque je l'approchai, il ne répondit pas à mes

« Pfrrr ». Je l'avais un peu trop bousculé, il boudait et refusait le baiser. J'eus le tort de n'y prendre pas garde.

A l'instant où j'approchais mes lèvres du museau du tigre, un violent coup de patte fendit l'air, suivi d'un rugissement. J'eus le temps de baisser suffisamment la tête pour éviter d'avoir le crâne en bouillie, pas assez cependant, puisqu'une belle estafilade sur la tête rougit de sang ma chemise de satin blanc.

J'enchaînai, comme on dit au théâtre, sans frapper Radja, car le seul coupable c'était moi. Les Toulousains me firent un triomphe qu'aurait envié le meilleur ténor du Capitole.

Le lendemain, dès l'ouverture des guichets de location, quatre Américains se présentèrent et demandèrent à retenir une loge pendant une semaine entière. Or, le Zoo-Circus quittait Toulouse trois jours après.

-C'est sans importance! dirent les Américains, nous avons une auto confortable. L'essentiel est de suivre le cirque. Jamais nous n'avons vu un tigre manger son dompteur et le vôtre ne paraît pas devoir nous faire attendre plus de huit jours.

Ils ne plaisantaient pas, louèrent leurs places et payèrent comptant. J'arrivai sur ces entrefaites, le crâne entouré de pansements. Tout en me félicitant de mon courage, à grand renfort de poignées de main, ils ne dissimulèrent pas leur macabre espoir :

 

Gentlemen, ripostai-je aimablement, avec des clients aussi fidèles que vous, le cirque ne peut manquer de faire fortune. Si vous désirez me voir, de vos yeux, réduit à l'état de bifteck saignant, louez donc une loge pour toute la saison, ce sera plus sûr.

 

(1)   Un appel est un « truc » de dressage dans lequel on provoque le fauve à charger contre son dompteur.

 

 

A la représentation suivante, je menai mes tigres selon le scénario habituel, sans oublier les

« appels » en férocité prévus. dans la convention tacite passée avec mes pensionnaires. A la vérité, il me parut politique, pour une fois, de ménager autant que possible le brutal Radja et ses nerfs.

Enfin, arriva le moment crucial : celui du baiser. Voulez-vous tout savoir? Oui, j'ai marqué un d'hésitation. Face à Radja, il me semblait entendre battements de son cœur plus distinctement que ses « Pfrrr ». Radja dut les multiplier, leur donner de l'intensité et même un brin d'insistance. Quand mes oreilles furent convaincues du sérieux de l'invitation, je collai mes lèvres sur le museau du tigre.

Pendant une semaine, je déçus ainsi les spectateurs américains, qui me voyaient déjà au paradis des bêtes et des dompteurs. Mais, après moi, aucun homme n'a embrassé mon ami le tigre Radja. Tous mes dompteurs successifs qui, par la suite, présentèrent ce numéro, ont opposé un refus formel, et je ne les en blâme certes pas (1).

Avec moi, les liens étaient différents. N'étaient-ils pas mes tigres, les sept de la brillante pléiade? Des marques d'affection s'imposaient entre nous. Je dus cependant consentir une promesse à ma vraie famille : chaque fois que, dans la série de ses « Pfrrr », Radja montrait quelque réserve ou de la timidité, je décidais de remettre au lendemain la scabreuse embrassade. Qui s'en étonnerait? Un désir réciproque rend le baiser meilleur.

 

 

(1) Ceci se passait en 1923. Vingt ans plus tard, mon élève  Gilbert Houcke trouva dans son numéro un tigre qui lui permit de faire le même truc - mais toutefois pas après un « appel »

en férocité.

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

 

MON PREMIER « GROUPE MIXTE »

 

Pendant une saison, mes sept tigres furent les vedettes du Zoo-Circus en Belgique, au Luxembourg, en Alsace, dans toutes les villes de la vallée du Rhône et de la Côte d'Azur. Puis, malgré le succès, il fallut songer à prendre nos quartiers d'hiver. Dans notre métier, pour les bêtes et les gens ' -l'hiver est une période de travail acharné : dressage, création et mise au point de nouveaux numéros, répétitions. Un vrai dompteur n'hiberne jamais.

 

Je pris d'abord en main le dressage d'éléphants, de lamas, de chameaux et de zèbres, espèce animale 'terriblement têtue. Bref, du petit gibier, par rapport aux grands fauves! Trois de nos ours avaient péri pendant l'année ; les survivants me semblaient aussi vieux que Mathusalem, et, par surcroît, des accidents divers ou la maladie avaient fait des ravages dans la troupe des hyènes, que je cédai, à bas prix, à un forain. Je résolus donc de créer un nouveau numéro, plus important par le nombre et la diversité des animaux, ce qu'on appelle, au cirque, un « groupe mixte ». Mon idée était d incorporer dans un même ensemble : lions, tigres, ours du Tibet et ours polaires, chiens danois.

Je dus pour, cela faire d'abord quelques achats. Je fis, à Lyon, l'acquisition de quelques jeunes tigres importés, qui complétèrent le lot de ceux qui étaient nés au cirque au début de l'année. En revenant d'Ecosse, où j'étais allé choisir des poneys, je pus acheter, à Londres une douzaine de jeunes lions et deux ours du Tibet. 1l ne manquait plus que des ours blancs.

Croyez-moi ' ce sont des bêtes qu'on trouve plus facilement dans les livres d'enfants que sur le marché mondial des fauves. Heureusement, j'étais en correspondance avec un Norvégien, du nom de Joselund, pêcheur de baleines, qui depuis quelques années, s'était spécialisé dans la capture des oursons polaires.

J'avais passé commande de dix ours, afin de pouvoir, parmi eux, trier les mieux doués, les plus beaux. La livraison me fut faite, à Miramont, dans des caisses en bois d'un pouce d'épaisseur ' sans autre ouverture que quelques trous minuscules, tout juste suffisants à l'aération. Je me demandais comment Joselund avait pu faire entrer les ours dans de pareilles caisses.

Un par un, ces « sabots » imprévus furent portés dans la cage centrale, pour simplifier, pensions-nous ' le déballage. Aidé de deux garçons, j'entrepris, au burin, de faire sauter le premier couvercle, tranquille comme un juge de paix, puisque ma commande précisait bien que je voulais des oursons d'un an. De la première caisse, surgirent deux ours, âgés d'environ deux ans, dont le premier réflexe fut de foncer sur nous. Il fallut repousser plusieurs fois leurs assauts et, avec nos fourches, faire rouler au sol ces grosses boules de neige qui, finalement, se blottirent à l'autre extrémité de la cage. Avec les deux caisses suivantes, la même comédie recommença, plutôt amusante, je le reconnais volontiers.

Six gaillards vinrent poser à terre la quatrième caisse, d'où sortaient des grognements épouvantables. J'eus l'intuition qu'un seul ours s'y trouvait prisonnier, et un ours de belle taille.

Le deuxième aide était allé se faire panser, ayant reçu un coup de griffe au visage. Je recommandai donc à l'autre garçon de cage d'être prudent. Polonais, âgé de vingt-six ans, ancien légionnaire, taillé en hercule, l'excellent Kovack me regarda d'un air narquois et rit aux éclats. Dans sa pensée, j'étais devenu un froussard !

Je nous revois, enlevant les clous, un à un, tout en bavardant. Avant de faire sauter une des planches du couvercle, chacun s'arma d'une fourche à tubes d'acier, puis, avec le burin en guise de levier, je soulevai la première planche.

Le couvercle entier sauta en l'air instantanément. L'ours ne sortit pas de sa caisse, il jaillit comme un geyser. Aucune bête ne m'a jamais surpris comme ce forcené. Il bondit sur moi avec une telle force et une telle vitesse que, dans la seconde, je me retrouvai six ou sept mètres plus loin, acculé aux barreaux de la cage. Aucun coup de fourche ne fut assez violent pour arrêter l'ours en pleine fureur.

Kovack vint à mon secours et, d'un coup de fourche lancé de biais, envoya le fauve sur le flanc, au moment où ses pattes allaient me mettre en pièces. Il roula à terre, comme une boule, mais ne fut pas long à se relever. Kovack ne put l'arrêter davantage et, à son tour, il fut acculé, le dos aux grilles.

J'avais saisi, à deux mains, un des lourds tabourets que je lançai de toutes mes forces à la tête du fauve. Il fut touché au crâne au moment même où, d'un coup de patte, il lacérait la cuisse de Kovack. Une fois encore, il roula à terre « knock-out », ce qui permit à Kovack de s'abriter à l'arrière de la cage, derrière la grande pyramide. Mais l'ours ne fut pas long à reprendre ses sens, quelques secondes à peine. D'un bond, il sauta en haut de la pyramide, pour essayer d'attraper l'homme caché derrière. Son poids, qui dépassait deux cents kilos, fit basculer l'échafaudage et l'ours retomba au sol. A peine fut-il de nouveau sur ses pattes qu'il reprit

l'assaut, cette fois contre moi. La fourche dans une main, le gourdin dans l'autre, et pourtant peu rassuré, je le vis foncer comme un bolide. Kovack était trop loin pour me secourir à temps; si je me laissais empoigner par l'ours, j'étais perdu.

Quand le fauve fut à un mètre de moi, les pattes dressées, prêtes à s'abattre, la gueule ouverte, mon sang se glaça dans mes veines. Je n'eus pas le temps de réfléchir, crispai la main sur le bâton et frappai sur le crâne de toutes mes forces.

Sans m'en rendre compte, je venais de tuer pour ne pas être tué. L'ours avait été touché là où j'avais visé, au-dessus des narines, entre les deux yeux. Un flot de sang dans la gueule, il raidit les pattes dans une dernière convulsion et s'écroula.

L'examen du cadavre révéla qu'il s'agissait d'une bête adulte, âgée d'au moins cinq ans, sans doute la mère de quelques-uns de nos nouveaux oursons.

Deux jours plus tard, une lettre du Norvégien m'avertit des modifications apportées à la cargaison - huit oursons, deux femelles adultes - et me recommandait en conséquence une prudence extrême. Mais le sort voulut qu'une lettre voyageât moins rapidement que les caisses de plantigrades.

Je disposais donc de huit ours blancs susceptibles d'être mis en dressage - car je n'ai jamais tenté de dompter la femelle adulte survivante - et les voitures cages du Zoo-Circus détenaient, en outre, deux ours noirs à collerette blanche, dix lions et lionnes, quatre tigres, des chiens danois.

Selon le sketch que j'avais écrit, les figures d'ensemble que je voulais présenter nécessitaient dix-huit bêtes : huit lions et lionnes, quatre ours polaires, un ours du Tibet, trois tigres, deux chiens danois.

Or, j'avais, si j’ose dire : « en portefeuille », vingt six bêtes, ce qui m’assurait une marge suffisante ; à l'usage, j'éliminerais « les tocards » et la relève serait assurée si un des fauves était tué ou gravement estropié. Du résultat final, je n'ai jamais douté ; ce que j’ignorais, c'était le formidable travail que j'entreprenais, car, après deux mois d'efforts quotidiens et de longues séances dans la cage, je ne pouvais certes pas songer à « mêler » les diverses espèces autour de moi.

Il fallut évidemment étudier d'abord les fauves un à un, trier les sujets, selon leurs dispositions naturelles, leur caractère, leurs capacités, choisir enfin les fauves auxquels je confierais les premiers rôles du numéro. Ainsi, parmi les dix lions et lionnes, j'en gardai seulement six, promus au rang de titulaires, et destinés, à ce titre, à prendre part à toutes les répétitions et, plus lard, à toutes les représentations. Les autres, les doublures, selon l'expression employée au théâtre, n'entreraient dans la cage qu'alternativement, dressés simplement à des « trucs » de remplissage, mais capables, au besoin, de remplacer une des vedettes, puisqu ils étaient habitués à vivre en bonne intelligence avec les autres espèces rassemblées dans le numéro.

Si j'ai - peut-être seul parmi les dompteurs de ce temps - conservé le même groupe mixte pendant des années, c'est parce que, sans relâche, j'ai alimenté le numéro d'ensemble par l'apport de bêtes en surnombre que je gardais en réserve.

La deuxième difficulté fut d'imposer à chaque fauve le respect total (ou la crainte absolue) de leur dompteur, même quand celui-ci leur tournait le dos. La présence dans la même cage de dix-huit bêtes exigeait la stricte soumission des animaux.

Enfin, dresser les chiens danois à se tenir à une certaine distance des fauves ne fut pas une petite affaire.

 

Au milieu de l'hiver, je décidai de risquer deux « mélanges » ; le premier : tigres et lions ; le second : ours polaires, ours de l'Himalaya et chiens danois.

Les premières tentatives furent encourageantes, malgré de sérieuses bagarres, comme il était à prévoir.

Bientôt, à l'avant de la cage, se tinrent assis sur leur tabourets, tels des magistrats du siège, six lions, deux lionnes, trois tigres ; leur mise en place terminée, un autre ensemble s'installait, cette fois à l'arrière de la cage, comprenant quatre ours polaires, un ours de l'Himalaya et deux chiens danois.

Les jours suivants, je me bornai à circuler autour de ce groupe, tournant le dos aux bêtes, sans les perdre de vue. Dès qu'un fauve essayait de m'attaquer par surprise, ce qui, au cours des répétitions, arriva bien souvent, je me retournais brusquement et lui administrais une correction des plus énergiques. Lorsque j'eus la relative certitude qu'aucune bête ne m'attaquerait par derrière, je procédai au premier essai de groupement d’ensemble. Mon premier soin fut de mêler les chiens danois au groupe de tigres et de lions. Ceux-ci eurent tous la même idée : sauter sur cette proie facile. Un frétillement de la queue, l’œil avide et perçant, un recroquevillement sur soi de chaque fauve, tout dénotait qu'ils étaient prêts à bondir sur les deux chiens, dès qu'ils les jugeraient à bonne distance. Une dizaine de coups de fouet rapides, à deux doigts de leurs narines, leur rappela ma présence. Après quoi, sagement, pendant une demi-heure, je fis, à distance, promener vers l'arrière de la cage les chiens danois tenus en laisse par un garçon de cage.

Aussitôt qu'un fauve se permettait le plus furtif regard dans la direction des chiens, un coup de fouet sec, lui claquant au nez, le rappelait à l'ordre. Pourtant, au cours de cette répétition, deux tigres et trois lions sautèrent à plusieurs reprises, de leur tabouret, avec la ferme intention de dévorer un chien.

Le lasso arrêta leur élan et ils reçurent une sévère correction. Mais, quelques jours plus tard, la promenade des chiens se fit sans qu'un lasso fût passé au cou des tigres et des lions. De nouvelles séances, toujours longues et hasardeuses, m'amenèrent au premier résultat

 

 

escompté : tigres, lions et chiens danois furent groupés dans la même cage.

Leur adjoindre les ours fut plus difficile. Violetta, ourse de l'Himalaya et titulaire d'un emploi comique, fit une entrée qui, par miracle, ne déchaîna pas la tempête. La présence des lions et des tigres ne parut pas l'effrayer. Ceux-ci se souvenaient certainement encore des corrections reçues, si bien qu'il me suffisait d'élever la voix et de claquer du fouet pour voir onze têtes et onze paires d'yeux épier mes moindres gestes, semblables aux spectateurs qui suivent la balle pendant un match de tennis.

 

Avant de faire introduire les ours blancs, j'eus la bonne idée de faire passer le lasso aux tigres et aux lions.

Au moment où, les deux derniers ours polaires débouchèrent du tunnel, au lieu d'écouter mes ordres et d'aller se placer sur leur tabouret habituel, ils filèrent tout droit, traversant la cage centrale, afin d'attaquer les lions.

Ce fut une formidable bagarre ; tous les lions et les tigres essayèrent de sauter sur les deux intrus. Deux tigres, qui n'avaient pas le lasso attaché très court, « crochetèrent » un des ours et, lorsque je leur fis lâcher prise, l'ours n'était qu'un cadavre déchiqueté.

L'autre ours blanc, surpris de cette riposte, fou de frayeur, s'enfuit au fond de la cage. Pendant cinq minutes, la bataille redoubla. Violetta avait grimpé en haut de la cage et, de ce perchoir, poussait des hurlements de frayeur et de colère. Bien des fois encore, il y eut des scènes semblables, provoquées par la hargne ou la mauvaise humeur d'un ou de plusieurs fauves, mais quand revint le printemps, mon premier groupe mixte fut prêt à affronter le public.

Le Zoo-Circus n'était pas à la quatrième étape de son nouveau voyage qu'un impresario anglais venait m'offrir vingt-deux semaines de contrat au Blackpool. Circus, à un prix que je n'avais jamais rêvé d' obtenir un numéro de fauves. Je finis par signer engagement pour la saison suivante, puisque trois mois d’Angleterre avec un seul numéro, allaient m'assurer de bénéfices que le travail du cirque entier pendant une saison.

Déjà, je songeais à un groupe mixte. plus sensationnel encore : vingt et une bêtes au lieu de dix-huit, avec des hyènes et des léopards en plus des autres bêtes.

Mais l'exécution de ce projet supposait, au départ, trente ou trente-cinq fauves, ce qui, à en croire la sagesse populaire, ne saurait se trouver sous le sabot d'un cheval, fût-il de cirque et fort savant.

Un accident, qui devait survenir peu après, réduire à néant mes projets et même les résultats acquis avec le premier groupe mixte.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

LES FAUVES PRENNENT LE LARGE

 

Depuis l'histoire - homérique et authentique - que j'entreprends de conter, il s'est écoulé plus d'un quart de siècle, mais je suis prêt à parier qu'on s'en souvient encore dans Saint-Amand et ses alentours, là-haut en Flandre.

Dans un des cafés de la place du Marché, je crois entendre, parlant à des cadets ou à ses petits-enfants, la chope en main, quelque paisible consommateur, la cinquantaine largement atteinte.

- Oui, mes enfants, dit-il, là où vous me voyez, j'ai vu surgir devant moi une bête géante, un lion en liberté. En plein café ! vous rendez-vous compte ?

Le buveur de bière n'aura pas menti - on imagine mal, d'ailleurs, un Tartarin du Nord - oui, un merveilleux soir de mai 1925, toute une cité vécut dans l'affolement et la terreur, en oubliant le sommeil, tout cela parce que les lions et les tigres du Zoo-Circus s'offraient un tour de ville et, les plus dépravés, une permission de la nuit.

Par son ampleur, cette escapade est peut-être unique. dans les annales du cirque. J'ai quelque raison de m’en souvenir : la facture des dégâts qui me fut présentée dépassa soixante-dix mille francs, en valeur de francs Poincaré (1).

Près de quatre mille spectateurs avaient envahi les gradins et le spectacle s'achevait dans l'allégresse et les rires.

 

(1)   Soit, en francs 1953 (5 mai) : 2.500.000 francs.

 

Déjà les ours polaires et les ours noirs avaient quitté l’arène. Sur un signal du régisseur de piste, on ouvrit la porte de communication entre la cage centrale et le tunnel, et j'envoyai tous à la fois tigres et lions, qui, au galop, devaient rejoindre leurs voitures et se rouler dans la paille fraîche. Malheureusement, le garçon qui avait la charge de la litière, par inattention, avait laissé grande ouverte une porte de la deuxième voiture.

Lorsque les fauves, arrivant en trombe, s'en aperçurent, personne ne les arrêta en si bon chemin et les onze bêtes s'échappèrent en plein centre de la ville, parmi la foule qui sortait du cirque.

Stolle, chef de la ménagerie, vint me prévenir alors que, trempé de sueur, je m'apprêtais à changer de vêtements. D'un bond, je fus hors de ma voiture-caravane. Sur la place, des gens hagards couraient dans tous les sens, poussant des cris. J'aperçus un des tigres à quelques pas de la foule, mais, effrayé sans doute pal tout ce remue-ménage, il alla s'abriter sous une de nos voitures, au beau milieu de la place. A quelques pas de là, des hommes d'équipe s'employaient à charger dans un fourgon des segments de grilles démontables. Je criai :

- Attention ! Un tigre est sous l'autre voiture encerclez-la, faites-moi une cage et rapidement.

Je n'eus pas le loisir d'attendre, car Stolle reparut haletant : un des lions venait de pénétrer dans un café, « Au Grand Café du Nord », proclamait la fière enseigne !Un des panneaux vitrés de la façade était en miettes ; dans un fracas d'apocalypse, la porte de sortie, à un

vitesse de toupie, éjectait hommes et femmes, hurlant d'effroi, qui, tous, prenaient leurs jambes à leur cou.

Lorsque je pus enfin pénétrer dans le café déjà presque vide, toutes les tables étaient renversées, la plupart des chaises brisées. Tout au fond, essoufflé et rugissant, un de mes lions marchait de long en large.

Que s'était-il passé? Je n'eus pas besoin d'explications. Effrayé par les hurlements de la foule, le lion, attiré par les lumières du café, voulut s'y réfugier et, sans voir la glace de la vitrine, la brisa d'un formidable coup de tête, passant au travers comme un obus pour atterrir finalement au milieu des consommateurs.

Le nom du fauve? Eh oui ! savoureuse ironie ! c'était justement César.

Devant lui, le sauve-qui-peut avait atteint les proportions d'un Waterloo, les fuyards entraînant dans leur retraite la chute de quelques tables de marbre, de trois « rangs » de verres, de douzaines de bouteilles pleines, des jeux de cartes et des damiers, des tasses et des piles de soucoupes. Supérieur à ces contingences, parmi les débris, le roi des animaux prolongeait sa promenade, aussi dédaigneux du décor de la brasserie que du proverbe qui me fut rappelé le lendemain : « Qui casse les verres paye le tout. »

Sur le trottoir, quatre gendarmes stationnaient, revolver au poing, tenant à distance trois badauds parmi les plus hardis. Enfin, le dompteur Trubka me rejoignit et César me reconnut aussitôt à mon costume de piste.

J'approchai, criant son nom à tue-tête, et, en deux coups de fourche dans le poitrail, il fut acculé dans un des coins de la salle. Plus que jamais, je me tenais sur mes gardes, car j'avais depuis longtemps classé mon empereur « parmi les grandes gueules » et peut-être éprouvait-il ce qu’on appelle aussi chez les hommes l'ivresse de la liberté.

En dépit de ses rugissements et de ses coups de pattes, je pus lui passer le nœud coulant d'un lasso, accroché à un bout de ma fourche. Une colonne du « Grand Café du Nord » servit de piquet. César se débattait évidemment avec plus de vigueur que la chèvre de M. Seguin.

Trubka et un garçon de cage ayant essayé de lui passer un second lasso, César rugit, roula à terre, et ,ce dressant sur ses pattes, arracha l'épaule du malheureux homme de peine, qui s'écroula dans une mare d sang.

Quand César fut enfin lié comme un saucisson, on le traîna jusqu'à la rue, où un « sabot » du cirque le reconduisit à sa demeure. Dans l'intervalle, le tigre réfugié sous la voiture avait, par la contrainte, rejoint, lui aussi, la caserne commune.

Courant la prétentaine, dans les rues de Sain Amand, il n'y avait donc plus, en somme, que cinq lions, deux lionnes, deux tigres. Neuf perles de belle taille perdues en pleine nuit !

Un planton m'apporta une convocation du maire. « Extrême urgence! » me lança-t-il. Je trouvai M. le Maire dans ma voiture-bureau, son nouveau quartier général, choisi certainement par un louable souci d'être au coeur même de l'opération chasse aux fauves. Porte close, il était entouré d'un secrétaire et de quatre gendarmes. On m'annonça le retour imminent du capitaine de gendarmerie.

- J'ai décidé, me dit cet homme de bien, de téléphoner à toutes les brigades des environs. Dans une heure, douze hommes bien armés seront ici et feront une battue méthodique. Toutes vos bêtes doivent être tuée avant le lever du jour.

J'en avais des sueurs froides. Tuer mes lions ! et deux tigres de ma pléiade! Le maire s'en moquait hier lui ! Il déclara qu'il allait se coucher et partit, en effet, aussitôt, me laissant aux prises avec le chef de « la force armée », fier et pressé d'utiliser les pleins pouvoirs que lui confiait l'autorité civile.

Alors, s'engagea un dialogue que Courteline n'eût pas dédaigné :

- Vous représentez la loi, dis-je au capitaine, sur le ton le plus impassible. Vous pouvez tout, même une « battue ». Pourtant, attention, je décline toute responsabilité.

Par exemple ! tonna-t-il. Ce sont bien vos bêtes? - Certes, mon capitaine, mais je vous assure que mes hommes et moi nous ne ferons pas partie de votre expédition.

- Ah ! je voudrais voir ça !- reprit-il.

Il parut réfléchir et, d'un ton plus civil, demanda

- Et que proposeriez-vous donc, vous, si vous aviez éventuellement la... la possibilité... le... le pouvoir de...

-Je capturerai mes bêtes vivantes, avec l'aide exclusive du personnel du cirque, le plus vite possible. Un de mes fauves, pensez-y, peut tuer un gendarme d'un seul coup de patte. Vous portez-vous garant que vos subordonnés, avec neuf balles, tueront net neuf lions et tigres? Vous ne soupçonnez pas la férocité d'un fauve blessé. Je refuse d'endosser la responsabilité de la mort d'un seul gendarme et, s'il y a battue aux lions, il y aura carnage de gendarmes. Parole de dompteur!

Tenaillé par le scrupule ou par l'insomnie, M. le Maire était revenu sur la place du Marché, juste à temps pour entendre mes sombres pronostics.

- Vous avez peut-être raison, me dit-il.

Le capitaine marqua, si J'ose dire, le pas, puis, d'un ton martial, il enchaîna en ces termes :

- Evidemment ! Le fauve blessé ! J'ai lu des livres là-dessus. Il y a unanimité! Une blessure rend fou furieux un carnassier, rien ne l'arrête plus...

0 pandore! Quel aveu! Pour un peu, je l'aurais embrassé. Un procès-verbal, rédigé par le maire, scella notre accord : sur ma seule insistance, les gendarmes acceptaient de regagner leur quartier. Je prenais la responsabilité de tout ce qui pouvait advenir par la suite,

Du moins, la négociation sauvait-elle la vie de mes fauves ; elle leur assurait aussi une demi-heure d'avance sur nous, mais l'administration a ses exigences.

 

Maîtres d'agir à notre guise pendant la nuit, nous entendions désormais mettre les bouchées doubles.

Aux dires de Trubka, toutes les recherches du personnel du cirque se résumaient à ceci : aucune nouvelle des tigres, mais on avait repéré les lions.

Néron, par exemple, réfugié sous une voiture et menacé d'encerclement, avait foncé à travers la vitrine d'une quincaillerie, au coin de la place du Marché. On me montra la petite rue, par où avaient filé au galop les quatre autres lions disparus depuis, et que Florian poursuivait en auto. Personne n'avait vu la lionne Fanfare, mais sa compagne, Nelly, attendait les événements, à cent mètres de là, dans la boutique d'une modiste, après effraction, selon la méthode habituelle du saut en pleine vitrine.

Traversant la place, j'ordonnai à un des chauffeurs de mettre son tracteur en marche et d'amener une des voitures-cages, destinée cette fois au ramassage des vagabonds.

Descendant de son siège, il donna un coup de manivelle ; les pétarades du moteur firent sortir de leur cachette les deux tigres que personne n'avait vus, blottis tout justement sous le tracteur! ils traversèrent la place de biais, prirent une ruelle, une autre encore et cinquante mètres plus loin, car moi aussi j'avais « piqué un sprint », je vis la tigresse bondir dans la vitrine d'un magasin, cette fois une charcuterie.

Trubka, qui me suivait, prit la garde devant la boutique.

Avec Stolle, je courus derrière le tigre. Sur une petite place, une seule pièce au rez-de-chaussée restait éclairée. Le fauve fila droit et, d'un bond fantastique, au milieu du fracas des vitres brisées, il traversa la fenêtre, s'emmitouflant au passage dans les rideaux de dentelle. Où pensez-vous que mon tigre soit allé échouer? Tout simplement dans le salon d’un couple de nouveaux mariés... Elle et lui étaient en train de monter l'escalier conduisant à la chambre nuptiale.

Ils s'y précipitèrent, fermant la porte à double tour et apparurent à la fenêtre. Je la revois encore, la jolie mariée, blonde dans sa robe blanche, j'entends aussi le baragouinage de l'ami Stolle :

« - Vous tranquilles là-haut... vous pas inquiétude ... Tigre échappé du cirque... Tigre chez vous... En bas ... Tigre bonne bête, pas méchant... »

Les mariés en restaient ébahis, stupides, médusés. Curieux visiteur du soir, d'un soir de noces

Quelques minutes plus tard, Stolle et deux aides amenèrent du cirque un grand panneau de grille avec lequel je fis obstruer la fenêtre défoncée. Après quoi, rentrai dans la maison et entrouvris doucement la porte du salon. Le tigre poussa un rugissement, bondit, renversa l'unique lampe à pétrole qui éclairait la pièce et, grimpant précipitamment l'escalier, alla, en rugissant, se blottir au fond du couloir, exactement contre la porte de la chambre nuptiale.

Soudain, une voix perçante cria : « Armand ! Armand !  » puis le silence. Je crus que le tigre avait pénétré chez les amoureux. Non! Le jeune marié apparut à la fenêtre et s'écria :

- Au secours ! Votre tigre va enfoncer la porte ! Au secours !! Ma femme s’est évanouie!...

Tout le voisinage hurlait à son tour, les questions fusaient d'une fenêtre à l'autre, et les cris de détresse et les recommandations sur les mesures à prendre. Quelqu'un osa même proposer de requérir les gendarmes. Fameuse idée, en vérité ! Heureusement, un homme de hon sens me proposa une échelle et, plus rapides que les pompiers, Stolle et moi grimpâmes au premier étage.

A cette heure indue, dans la chambre de la  mariée et d'une mariée soudain évanouie il y eut donc trois hommes! A ne vous rien cacher, Armand ne songeait pas à ranimer, avec des sels, sa tendre épouse; il édifiait une barricade : le lit calait la porte, une commode calait le lit et il déplaçait déjà l'armoire à glace en vue d'une troisième ligne de résistance.

 

Enfin la mariée reprit, je n'ose dire ses sens, mais ses esprits et j’entreprit        de rassurer le couple. Nous présents, ils ne couraient aucun risque, j'en donnai la garantie solennelle ; ils me firent confiance au point de nous suivre et d'abandonner les lieux, grâce à l'échelle,

également utile, cette fois, à Roméo et à Juliette.

Une des camionnettes du cirque stoppa soudain sur la petite place. Quatre lions avaient été vus ensemble à un kilomètre de là. Il était urgent de s'y rendre et, si possible, d'empêcher les fauves d'entreprendre une nouvelle étape. Je confiai donc à Stolle le soin de veiller à la fois sur la tigresse dite du charcutier, sur le tigre. des jeunes mariés, et, bien entendu, sur les jeunes mariés si cruellement et cocassement dérangés à une heure essentielle de leur destin.

Mon équipée se poursuivit en camionnette. A l’extrémité d'une rue obscure, un de mes aides fit stopper et dit :

- Tout à l'heure, « ils »étaient là, dans ce renfoncement entre les maisons.

Après de savantes manœuvres en marche arrière, les phares livrèrent le secret - les quatre lions attendaient Dieu sait, quoi dans un jardinet minuscule, derrière une grille agrémentée, il est vrai, d'une guirlande de glycine.

Pris dans la lumière des phares, les fauves s'excitèrent, poussant des rugissements rauques, et, aussitôt, volets et fenêtres commencèrent à s'ouvrir. Je n'attendais plus que le tracteur et la voiture-cage pour tenter la capture. L'attente était insupportable. Comble de malchance, un orage éclata, que suivit une pluie diluvienne.

Dans le jardinet, mes pauvres lions étaient trempés comme soupe. Il nous fallut plus d'une heure pour réussir à passer tous les lassos, quatre ou cinq par lion. Deux de mes aides furent gratifiés d'un coup de patte dans l'épaule qui nécessita leur envoi à l'hôpital. A maintes reprises, hommes et lions roulèrent dans la boue ; mais, dès que le quatrième lion, à demi étranglé, eut été ficelé comme une andouille de Vire, la pluie cessa.

Couverts de boue des pieds à la tête, nous repartîmes à grande vitesse vers le centre de la ville, désireux, en passant, de jeter un coup d’œil sur le secteur tigres jeunes mariés. A la porte du paradis perdu, mari et femme attendaient toujours, apeurés et transis. Deux tournées de cognac nous réchauffèrent tous. Le Grand Café du Nord », en raison des circonstances, resta ouvert jusqu'au matin. Mais j'entends encore la voix plaintive et l’accent belge de la mariée

- Ça, savez-vous... monsieur, est-ce que nous allons passer toute notre première nuit de noces, l'Armand et moi, dans la rue?

- Vous avez été si gentils, répondis-je, si patients, il faut que vous m'accordiez une heure encore : le plus méchant des lions m'attend, là-bas, dans la boutique du quincaillier.

Il était trois heures du matin. Les deux garçons de cage surveillaient toujours le repaire du citoyen Néron.

D'un coup de fourche, je fis tomber ce qui restait de la grande glace de la quincaillerie, mais le tintamarre laissa le lion indifférent et muet. Avait-il fui par une autre issue? J'entrai avec précaution dans la boutique : dans un capharnaüm de casseroles, de lessiveuses renversées, de pelles, de râteaux, promenant ma lampe de poche, j'explorai les lieux. Pas de Néron. J'imitai les Joueurs de tam-tam, avec ma fourche et les seaux à charbon, sans plus de résultat. Au fond du magasin, sous un large escalier, plusieurs barils étaient empilés sur des tréteaux et le faisceau de lumière me fit apercevoir une bizarre petite masse sombre, semblable à un gland de rideau. Quelques pas en avant : plus de doute, c'était le pompon du bout de la queue du lion.

Comment diable avait-il pu se fourrer là-dessous? De quelle manière le capturer sous ces barils ? Et, pourtant, il fallait le déloger sa cachette. Connaissant le caractère agressif de ma bête, je déplaçai derrière moi tous les objets susceptibles de me faire culbuter, de façon aussi à me réserver la possibilité d'une retraite en cas d'attaque subite. Puis, donnant un brusque coup de fourche sur les barils, je criai

 

- Néron! Néron!

Le paresseux ne bougea pas d'un centimètre, trouvant sans doute la cachette bonne et sûre. Alors, je me baissai, saisis le fameux pompon, tirai sec, sans scrupule. Instantanément, Néron renversa la superbe ordonnance des tréteaux et des barils, qui s'écroulèrent avec fracas, bondit à travers l'autre vitrine encore intacte et disparut dans la nuit. Du comptoir, qu'il avait bousculé dans sa chute, sortit, devinez qui? La lionne introuvable prénommée Fanfare, qui, à son tour, prit la poudre d'escampette.

En camionnette et à pleins gaz, la poursuite recommença. Lion et lionne galopant devant nous, attirés par la lumière des phares, comme le sont les lapins de garenne sur les routes. Après un kilomètre de course, la campagne s'étalait, endormie, au-delà d'un canal. Le lion bifurqua, la lionne franchit le pont et s'enfonça dans un chemin de traverse.

Demi-tour. Dans ces conditions, il était plus sage de récupérer d'abord Néron. Je l'aperçus, à vingt mètres de moi, blotti dans l'angle d'une maisonnette en ruines, un mauvais endroit, en vérité. Je connaissais, en effet, le caractère hargneux de ce fauve, son courage, le plaisir qu'il prenait aux attaques, ses particularités de « tocard », pour employer encore le langage du cirque.

Deux voitures barrèrent le pont et je me promis d'épargner, si possible, à Néron la joie de m'envoyer plonger dans le canal. Peut-être reconnut-il ma silhouette : en tout cas, dès que je criai son nom, il poussa des rugissements. Son allure et les battements de queue ne dissimulaient rien de ses intentions.

Quand je ne fus plus qu'à quelques mètres de lui, il se dressa furieux et bondit sur moi. Un coup de fourche sous l'encolure l'arrêta, puis, après un rugissement rauque, il décida soudain de repartir au galop vers la ville. Un vrai western !

Selon les rares témoins, on l'avait vu ici, là, mais toujours au galop ; il avait traversé la grande place, il avait pris la direction de l'église, non de la perception, il s'était arrêté soudain, puis avait 'rebroussé chemin. En vérité, empruntant une impasse, Néron avait trouvé un gîte... dans l'école de Saint-Amand. Le portail était entrouvert. Perquisition vaine, et, avec le concierge qu'il fallut réveiller, nouveau contrôle également inutile. Après avoir solidement verrouillé la grille d'entrée, réservée d'ordinaire à de plus fluets locataires, et faute de gibier sous la main, je décidai de rendre les époux à leur bonheur. Soyons juste, le tigre se révéla gentleman : au premier coup de fourche, il évacua le vestibule du premier étage, descendit l'escalier, échangea enfin la salle à manger contre un « sabot » du cirque, placé devant la porte d'entrée, que j'avais fait garnir de paille fraîche.

Ma montre marquait cinq heures, et j'exprimai une fois encore aux jeunes mariés toute ma confusion. Ils retrouvaient une assurance et une impatience si joyeuse que « les gens du voyage» se retirèrent sur la pointe des pieds, mais on entendit la mariée, qui, de son balcon, nous lança, en guise d'adieu :

- Ça, pour une nuit de noces, savez-vous, c'est une nuit de noces!, On s'en souviendra toute la vie, savez-vous, pour une fois !

 

Heureux mariés de Saint-Amand 1 Quant à nous, il s'agissait prosaïquement de récupérer la tigresse qui avait élu domicile dans le magasin du boucher-charcutier. Etendue de tout son long sur les dalles de la boutique, elle me regarda venir, narquoise, le ventre démesurément gonflé. Combien de kilos de jambon, de filet, de rôti de porc, avait-elle engloutis?.Seuls le dieu des bêtes et le charcutier qui, le lendemain, me présenta la facture, pourraient honnêtement répondre.

La tigresse s'enfuit dans un étroit corridor que je fis obstruer par un « sabot ». Je savais qu'elle me craignait, ce qui me poussa aussi à une imprudence : pénétrer dans le champ clos. En effet, si la bête parvenait à me saisir, je n'aurais plus jamais besoin qu'il me soit porté secours. Par bonheur, si un coup de patte lacéra mes bottes et m'ouvrit un genou, la tigresse se montra assez vite compréhensive et entra dans le sabot sans grande résistance.

L'estafilade était large, heureusement superficielle. Tandis qu'on me pansait sommairement, il m'apparut que je respirais mieux. Dame ! après six heures de ronde infernale, le Zoo-Circus retrouvait une partie importante de la famille : les tigres et cinq lions.

La vie paraissait plus belle encore à la modiste chassée de chez elle par la lionne Nelly. Réfugiée « Au Grand Café du Nord», de nombreuses libations l'avaient consolée, et, lus que grise, elle m'affirmait en s'accrochant à mon bras :

- Bien ne presse, je vous assure  Tout ça n'a pas d'importance. Asseyez-vous, nous allons trinquer ensemble. Nous avons tout le temps.

Nelly était une lionne très douce, ainsi que sa soeur Fanfare - encore que leur mère eût porté le fier nom de Bellone - et je les aimais bien, peut-être parce qu'elles étaient nées chez nous, au cirque, et que je les avais élevées. De là à favoriser ou à prolonger ses équipées nocturnes, non ! C'est ce que je tentai ironiquement de faire comprendre à la pimpante et gaie modiste.

La lionne ne se dérangea pas pour moi : étendue sur un sofa, assez mal en point par la faute des griffes, elle s'étira, poussa des miaulements, puis des « Ou'ah ! ah ! » de contentement sincère. Elle se plia de bonne grâce aux rites des caresses, suivies du lasso et finalement du

« sabot ».

Quelques minutes plus tard, mais en cage, elle partait pour Valenciennes, en même temps que le personnel et les voitures du cirque, car il était sept heures du matin, l'heure du voyage. Nous autres, l'arrière-garde de, Saint-Amand, nous disposions encore, à l'usage de Néron et de Fanfare, d'une voiture-ménagerie, d'un tracteur et de deux sabots.

La priorité dans les recherches fut donnée à Néron, parce qu'il était fort dangereux et que, par surcroît, il était resté citadin. Mes aides étaient formels : le lion ne, pouvait pas avoir quitté la cour de l'école ou les salles d'étude.

Une par une, nous visitâmes donc les classes, du rez-de-chaussée et du premier étage. Là, un bon vieux balayait devant le tableau noir, avec l'ardeur d'un conscrit. Je demandai humblement :

- Eh ! mon brave homme! Vous n'avez rien vu, rien entendu d'anormal par ici?

Il me fit signe qu'il était sourd ! Je lui criai dans l'oreille :

- Vous n'avez pas vu un lion? Un lion s'est échappé du cirque! On nous a dit qu'il était entré ici!

Un vrai lion ! Ici, dans l'école? dit-il, comme s'il avait avalé sa pomme d'Adam.

Laissant choir son balai, il déguerpit, mais, heureusement pour lui, par l'escalier que nous venions de gravir.

Tombant de sommeil, abruti par la fatigue j'avais enfin ouvert une, porte qui s'ouvrait sur le palier d'un autre escalier. A peine, avais-je fait un pas, qu'un rugissement me réveilla bien mieux que ne l'eût fait une douche glacée. C'était Néron, à mi-étage, sur un palier d'angle. Je fermai vivement la porte et poussai un « oui » de Joie. Dans cet escalier, le lion ne nous échapperait plus. Un sabot fut fixé devant la porte du rez-de-chaussée, l'attaque fut lancée depuis le premier étage.

Chaque fois que Florian Laurent et moi descendions une simple marche, le lion bondissait, brisant nos chaises, recevant des coups de fourche, mais intraitable, obstiné à occuper, jusqu'aux grandes vacances sans doute, le fameux palier d'angle, Néron, particulièrement féroce, faillit à plusieurs reprises nous « crocheter ».

Aux garçons de cage, qui attendaient dans la classe voisine, je donnai l'ordre d'amener rapidement deux seaux d'eau froide.

Lorsqu'ils arrivèrent, nous nous battions toujours, Néron, Florian et moi, trio à bout de souffle.

 

Saisissant un des récipients, je lançai contenant et contenu à la tête du lion. L'eau froide et le tintamarre que fit le seau en dégringolant l'escalier le surprirent. Faisant une pirouette sur lui-même, il s'aperçut qu'il pouvait aussi bien s'enfuir en descendant les marches et, se précipitant vers le rez-de-chaussée, il entra comme un bolide dans le sabot.

Au « Grand Café du Nord»,, toute l'équipe s'octroya lin copieux petit déjeuner, après quoi, la fatigue aidant, les plus vaillants cherchèrent un coin tranquille pour faire un petit somme. Je ne pouvais pas m'endormir, anxieux d'être fixé sur le sort de Fanfare, ma lionne préférée,

Secouant ma torpeur, je partis en camionnette vers l'endroit où, la nuit passée, on avait perdu sa trace. Le chemin de traverse, encore boueux, conduisait à un chantier abandonné. Eh face, je me heurtai à un grand mur et à un portail, fermé par une chaîne et un cadenas rouillés.

En hauteur, la grille dépassait trois mètres, ce qui n'était pas pour effrayer Fanfare, mais, sous le bas de la porte, ma main ramena une touffe de poils ; réveillé par ma trouvaille, je fis l'escalade sans rechigner.

Au-delà d’un terrain vague, envahi par lès ronces et des arbustes, était un taillis épais. Soudain, le bruit d'un galop. Fanfare essaya de me sauter à la gorge, reçut sous l'encolure un coup de fourche, disparut aussitôt vers son maquis.

Quelques minutes plus tard, toute l'arrière-garde du Zoo-Circus était près de moi pour l'ultime bataille.

Fanfare bondit sur moi, qui étais armé d'une lourde chaise en guise de bouclier, puis elle se cacha dans les broussailles. Ce genre de « round » se répéta pendant un bon quart d'heure. Enfin, Fanfare nous apparut, sur une sorte de mamelon, au milieu d'un marécage.

Elle, si douce d'ordinaire, semblait au comble de la fureur : la queue battant ses flancs, les poils du cou hérissés, les yeux phosphorescents, plantée solidement sur ses pattes, elle était prête à charger. Je l'appelai plusieurs fois, mais elle ne parut pas me reconnaître.

Florian Laurent et moi, côte à côte, chaises et fourches en main, nous avançâmes vers elle pour essayer de la pousser hors de l'îlot. Elle lança trois ou quatre rugissements, et, dans ce bois solitaire, on avait l'impression bizarre d'être en pleine jungle! Lorsque nous fûmes à six ou sept mètres d'elle, elle partit droit comme une flèche, pour nous sauter à la gorge. Les chaises l'arrêtèrent net dans son élan et un (les hommes de cage tira à blanc quelques coups de revolver. Selon l'habitude des fauves après une attaque manquée, la lionne fit un demi-tour brusque et retourna à son promontoire. Une demi-heure plus tard, Fanfare nous y narguait encore.

Je me décidai à faire amener un « sabot » à travers le fourré, ce qui ne fut pas un petit travail et provoqua de nouvelles attaques, toujours aussi violentes. Lorsque le sabot fut à cinq mètres de la lionne, je grimpai dessus et, à l'aide d'une longue branche, j'essayai de glisser le lasso autour du cou deFanfare.

Mes aides avaient repris du recul, le silence se fit.

De ma voix la plus douce, je parlai à ma lionne

- Fanfare !... Ouah !... Viens, ma Fanfare... Viens faire une caresse à ton maître... Ouah-ah !

Je me rendis compte que Fanfare soudain m'avait reconnu. Son regard changea, le poil redevint lisse. La bête me regardait fixement, semblant se dire :

« Est-c lui?... N'est-ce pas lui ?... »

Je lui parlai encore. Elle finit par lancer sa réponse deux ou trois « Ouah-ah » de satisfaction, et daigna avancer d'un pas. Me laissant glisser au sol, j'avançai résolument, continuant mon discours flatteur. Lorsque Je fus à deux mètres d'elle, Fanfare tendit le cou, puis, un

peu hésitante, vint à moi, féline comme une chatte qui fait le gros dos. A la première caresse de la main, elle paru si contente qu'elle se frotta à moi, jusqu'à me faire trébucher. Je reculai tout en la caressant. le sabot n'étai plus loin. Galamment, je m'effaçai près de la porte grande ouverte. Fanfare fut tentée par la paille fraîche, entra joyeusement dans le sabot et se roula dans la litière retrouvée.

 

Midi sonnait à l'église de Saint-Amand. J'étais inquiet sur la façon dont se déroulerait le soir, à Valenciennes, mon numéro de lions... Un peu nerveuses, les bêtes travaillèrent normalement. Quant à Fanfare, elle se montra plus affectueuse encore qu'à l'accoutumée, Ses yeux doux et limpides, à n'en pas douter, voulaient me dire :

- Tu m'as sauvée dans ce bois. En trouvant la liberté, je m'étais perdue. Je t'en récompenserai en tendresse.

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

BENGALI, TIGRE MEURTRIER

 

Dès le début de la saison, il fut évident que le Zoo-Circus regorgeait d'animaux ; à force d'acheter, de dresser, nous avions maintenant une cavalerie trop nombreuse et trop de fauves ; un deuxième cirque pouvait être constitué. Tandis que mon frère assurerait la direction du Zoo-Circus « français », ayant pour vedettes : un groupe d'ours, des animaux exotiques, la moitié des ,chevaux et des poneys, un groupe mixte dirigé par le dompteur Trubka, je résolus de promener, d'Irun à Séville, un Zoo-Circus « espagnol ». Outre mon nouveau groupe mixte, j'inscrivis principalement au programme les éléphants, un numéro de lions et, hélas ! le groupe de tigrés dont j'ai déjà parlé.

A cette époque - le général Primo de Rivera était au pouvoir - il n'existait qu'un seul grand cirque en Espagne : le Cirque Royal de Madrid. Tous les chapiteaux modestes qui voyageaient alors dans la péninsule ibérique étaient donc considérés comme des campements gitanes « Titeros », et leurs directeurs comme des saltimbanques.

Pour l'achat de nouvelles voitures, d'un chapiteau, de gradins et des accessoires qui formaient un cirque de quatre mille places, nous engagions une dépense de deux millions,, en francs de l’époque. Aussi comprendra-t-on que j’aie voulu donner de l'importance à mon personnage de directeur. Il me fallait des recommandations auprès des autorités espagnoles. Le Président du Conseil d'alors, M. Edouard Herriot, voulut bien me donner une lettre autographe. J'obtins ainsi une audience du premier ministre Primo de Rivera, dont l'accueil fut des plus aimables et qui s'exprimait dans un français impeccable.

- Ce sera un plaisir pour moi, me dit-il, de faciliter votre tournée. M. Edouard Herriot est un homme charmant ; je serai enchanté de lui être agréable. Votre cirque doit être de grande classe, pour qu'il vous recommande si chaleureusement... Cela manque en Espagne. J'aime moi-même énormément le cirque. C'est un spectacle récréatif qui mérite d'être encouragé. Si vous rencontrez quelques difficultés, je me ferai un plaisir de les aplanir, dans les limites autorisées par la loi.

Je n'ai pas oublié! L'Espagne. est un des plus beaux pays de la terre, les Espagnols demeurent un des peuples les plus attachants qui soient, par leurs fière à traditions et la beauté des femmes, par la richesse des âmes, le sens inné de la grandeur, de la fidélité et de la mort. J’ais, pour moi, des souvenirs sanglants sont liés aux images surprenantes ou somptueuses de cette tournée.

A Vitoria, par exemple, devant la gare, une foule de plusieurs milliers de personnes attendait, depuis des heures, l'arrivée du Zoo-Circus. Elle se rua à notre approche, sur les voies de garage qui servaient au débarquement. A peine les voitures de ménagerie furent-elles à quai, que des centaines de jeunes gens, de gosses et de mendiants s'y accrochèrent, cherchant à ouvrir les lucarnes. Un garçon de dix-huit ans reçut, à travers les barreaux, un coup de griffe d'une panthère noire qui le rendit aveugle. Superstitieux, comme on l'est dans le monde du spectacle, je fus quelque peu impressionné par ce mauvais présage.

Quelques semaines plus tard, à Madrid, je fus présenté à Martinez Anido, bras droit de Primo de Rivera, que ses adversaires avaient surnommé : « l'homme à la main de fer ». On m'avait dit qu'il ne riait jamais, qu'il parlait rarement, qu'il était, à vrai dire, ce qu'on appelle un ours. Mais c'est précisément devant un ourson blanc que je l'entendis s'extasier en ces termes :

- Tout ceci me rappelle les plus beaux jours de ma vie, l'enfance, cette merveille ! Quel dommage de perdre cette magnifique insouciance! Le cirque est a source des plus durables enchantements.

A cet homme, qui avait réprimé les troubles révolutionnaires de Catalogne, j'exposai de mon mieux que le cirque, en effet, était capable, en un instant, de ramener les adultes à l'âge de l'enfance, que les artistes de cirque ne semblent jamais vieillir et que, souvent, en dépit des

rides, ils gardent leur âme de vingt ans.

« L'homme à la main de fer » s'attarda longtemps dans la ménagerie, sous le chapiteau, posant mille questions et notamment celle-ci, surprenante chez un chef politique qui, quelques jours auparavant, avait échappé à un attentat :

- Avez-vous de bons clowns? C'est essentiel, puisque le cirque est fait pour les enfants, les vrais, et pour les adultes, enfants d'un soir. Il faut faire rire les enfants, avant que la vie ne leur ôte le goût de rire.

Oui, les enfants d'Espagne aiment les clowns, ils aimaient rire aussi, tout comme le dompteur Mollier qui vint en Espagne pour amuser et distraire la foule, ne sachant pas qu'il y avait rendez-vous avec la mort.

A Madrid, le numéro que j'annonçai à grand renfort de publicité lut le groupe de lions. Depuis notre entrée en Espagne; j'avais engagé comme dompteur un Madrilène, José Vargas.

A ses débuts, il avait peu de valeur, connaissait mai son métier, mais c'était un garçon courageux, désireux d'apprendre et d'écouter. Rapidement, il devint un très bon dompteur, produisant grosse impression avec le numéro de lions « en férocité ».

Mon ami de Kok présentait le numéro de tigres et je terminais le spectacle avec mon groupe mixte de dix huit fauves. Au bout d'une semaine fut donnée une soirée de gala. Le roi Alphonse XIII, malade, ne put y assister, mais Primo, de Rivera était présent  avec plusieurs de ses ministres. Vargas mena ses lions avec un brio sans pareil et peut-être voulut-il se surpasser. Soudain, un des lions le « crocheta », tandis que j'étais à l'entrée du cirque. De Kok vint à son secours, l'arracha bravement aux griffes de Ménélik. Le malheureux garçon semblait avoir été déchiqueté et il passa trois mois à l'hôpital avant de pouvoir reprendre son métier.

Le lendemain, Johny de Kok, qui connaissait mieux que moi le numéro des lions, prit la place de Vargas, et je m'adjugeai les tigres. Mais assurer à la fois la direction du cirque et les répétitions journalières ne me laissait pas le temps de présenter moi-même deux numéros de fauves à chaque. séance. Aussi fis-je venir le jeune Mollier, qui doublait un dompteur dans le Zoo-Circus français.

Lyonnais d'origine, Mollier était un garçon très doux, un peu indolent, qui ignorait également la peur et le danger. Il me pressait de le laisser faire ses débuts devant le public espagnol, notamment un soir, à l'Escorial, quand le général Primo de Rivera me fit prévenir qu'il désirait assister une nouvelle fois à la représentation du Zoo-Circus.

Or, le groupe des lions venait de causer un deuxième accident grave. Je décidai donc de le laisser entre les mains de Johny de Kok et de confier plutôt les tigres à Mollier, qui avait été longtemps garçon de cage de ce numéro pendant les répétitions, minutieusement, je lui montrai toutes les « clefs », lui répétant que trois bêtes surtout étaient dangereuses : Brahma, César et Bengali, et que pas une seconde: il ne devrait les perdre de vue.

- Soyez tranquille, disait-il en souriant, il ne m'arrivera rien. Quand je serai seul dans la cage je me tiendrai sur mes gardes. Vous êtes là, je me 'à vous, n'est-ce pas naturel?

Quand le numéro fut parfaitement mis au point, j’annonçai un matin à l'impatient Mollier qu'il ferait ses débuts à l'étape suivante, le surlendemain. Dans la cage, il se mit à danser de joie.

Ainsi le Zoo-Circus fit une entrée matinale à Palencia, escorté de tous les gosses de la ville, qui couraient autour des voitures, passant les mains entre les barreaux des cages, indifférents à tous les ordres de prudence. Un enfant se fit écraser par une des voitures de la ménagerie : mauvais présage !Toute la journée, une atmosphère de tristesse et de crainte pesa sur le cirque; même le montage fut plus lent qu’à l'ordinaire ; la mort stupide du petit garçon espagnol occupa la pensée de tous les gens du voyage.

Le soir venu, le public ne s'aperçut de rien et Mollier se jura sans doute de s'éveiller tôt le lendemain, afin d'entrer à dix heures du matin dans la cage, revêtu enfin du costume chamarré de dompteur. C'était, pensions-nous, la répétition générale.

On envoya les tigres. Une fois encore, je recommandai à Mollier de regarder sans cesse Brahma, César et Bengali.

- Ne pousse pas les bêtes, lui dis-je, passe le numéro « en douceur » ; plus tard, lorsque tu auras tes tigres bien en main, tu pourras te permettre quelques fantaisies.

Ouvrant la porte, je le fis entrer en cage.

Il « envoya » la première pyramide et tout marcha à la perfection. Je mis le crochet à la porte que, jusque là, j'avais tenue légèrement entrouverte, prêt à intervenir. « Tout va bien, pensai-je. Mollier écoute ce qu'on lui dit. Il deviendra un bon dompteur. » Et tandis qu'il enlevait la grosse -pyramide du milieu de la cage, préparant les tabourets pour « la routine » de la balançoire, j'allumai une cigarette. Au moment où je levais les yeux, je vis Bengali descendre à pas feutrés de son tabouret et faire un bond soudain vers Mollier, qui lui tournait le dos, à cinq mètres environ.

Je poussai un cri, mais trop tard : à pleine gueule, Bengali avait saisi Mollier par la jambe gauche, et, « tirant au renard », l' entrainait comme un paquet au milieu des autres tigres. Je me précipitai dans la cage, laissant derrière moi la porte grande ouverte, qu'un garçon, par chance, referma précipitamment. Les mains vides, je courus à l'avant de la cage, criant de toutes mes forces :

-Bengali! Bengali! en place!

Au moment où j'arrivai devant lui, voyant ma silhouette, entendant ma voix, Bengali lâcha prise et recula de quelques pas. Les six autres tigres avaient déjà abandonné leur tabouret et tournaient autour de nous.

A plat ventre, prostré, Mollier se releva et, le voyant debout, je le crus sauvé.

Brahma fit un demi-cercle, rugissant de colère, si lança sur moi, pour me cueillir par derrière. J'eus tous juste le temps d’attraper un tabouret et de le lui lance, à la tête.

La seconde qui suivit décida de la perte de Mollier il avait encore en main fouet et bâton, il aurait pu se défendre, tout au moins essayer. Il eut un instant de panique, et cette seconde lui coûta la vie...

Lorsqu'il vit que je m'étais éloigné de lui pour arrêter l'assaut de Brahma, au lieu de se retourner et de faire face à Bengali, ce qu'il pouvait faire, même blessé, Mollier perdit le contrôle de ses nerfs et, sautant sur un pied, cherchant à fuir, vint vers moi en criant :

Sauvez-moi !

Alors, Bengali se leva droit sur les pattes de derrière, sauta une nouvelle fois. Dompteur et tigre tombèrent à mes pieds. A pleines dents, Bengali avait saisi Mollier par la nuque. Avec un autre tabouret, "assenai un coup furieux sur le crâne du tigre., qui lâcha prise. Il était trop tard !

La tête de Mollier n'était plus qu'une pauvre masse sanglante sous ses longs cheveux et je ne pouvais même plus me rendre compte de la gravité de ses blessures. Je le saisis sous le bras, essayant de l'entraîner vers la porte, de me frayer un passage, mais les tigres, furieux, se battant entre eux, tournaient autour de nous. Bengali, le museau barbouillé de sang, chargea de nouveau et s’agrippa encore une fois aux jambes inertes de Mollier ; avec le bâton arraché des mains du malheureux, je lançai un formidable coup sur la tête du fauve, hurlant son nom. Il lâcha prise.

Puis ce fut le tour de Brahma qui fonça sur moi véritable furie, elle semblait m'en vouloir et je dus abandonner Mollier pour me défendre. D'un coup de patte, elle m'arracha la chemise et me fit une longue estafilade à l'épaule.

Laissant Mollier à terre, j'attrapai, les uns après les autres, tous les tabourets qui se trouvèrent à ma portée, je chargeai les tigres, qui, tous ensemble maintenant, cherchaient à nous

« crocheter ».

Ils avaient au sol une proie qu'ils n'avaient pas l'intention de laisser échapper. J'étais moi-même couvert de sang, dans l'impossibilité de vérifier si Mollier respirait encore. Enfin, je réussis à acculer les tigres à une extrémité de la cage, et, reprenant Mollier sous les épaules, à reculons, j'arrivai à la porte de sortie!

Au moment précis où le garçon de cage l'entrouvrait, il dut la refermer subitement, car Bengali, rugissant, venait de charger sur nous de nouveau. Lâchant Mollier encore une fois, j'évitai d'être « crocheté », en faisant tomber entre le tigre et nous la grande pyramide qui avait été rangée auprès de la porte. Passant ensuite au delà de.cette pyramide, fouet et bâton en mains, je repoussai Bengali, ce qui me permit ensuite de traîner Mollier hors de la cage.

Le malheureux garçon était couvert de blessures, généralement profondes, notamment à la nuque, dans le dos, sur les jambes. Elles indiquaient que Mollier avait été continuellement attaqué et saisi par derrière.

Je ne sais si, en cage, pendant cette courte et sanglante échauffourée, il avait perdu ses sens, car, dès le début, il me parut assommé !et, pas une fois, il n'essaya de faire face au tigre, de se défendre. Sans doute, après avoir été mordu à pleines dents dans la nuque, s'était-il évanoui. Après quelques minutes, il revint à lui, ouvrit les yeux et balbutia des mots incompréhensibles.

- Ne t'en fais pas, mon petit, lui dis-je. Il y a ici un bon hôpital, tu seras bien soigné. Et puis, tu le sais, les blessures à la tête guérissent plus vite que les autres.

Prenant sa tête ensanglantée dans ses mains, il murmura :

- Il m'a tué. J'ai senti tout craquer.

Mollier ne parla plus. Aidé par le dompteur Johny de Kok, je le transportai en hâte à l'hôpital. Sur la table d'opération, il était déjà dans le coma. Quand on rasa ses cheveux et que je vis son crâne défoncé, je compris qu'il était perdu.

Le terrible coup de dents qu'il avait reçu à la nuque était marqué par deux trous béants à l'arrière de la tête. Comme d'énormes poinçons, les crocs de Bengali avaient perforé le crâne . Sur les pariétaux de la tempe à l'arrière de la tête, un autre coup de patte avait ouvert la boîte crânienne. Inerte, Mollier ne souffrait plus, et avant même que les docteurs eussent fini de panser ses blessures, il rendit le dernier soupir.

A la sortie de l'hôpital, j'étais atterré. M'asseyant dans ma voiture maculée de sang, je restai là, hébété ; Johny de Kok me rappela à la réalité. La blessure de non épaule saignait abondamment ; il fallut la désinfecter et me panser. Avisé par télégramme, mon frère le chargea d'aller prévenir à Lyon la famille de Mollier, avant la parution des journaux qui, immanquablement, ,retiennent comme un fait divers à sensation la mort d'un dompteur dévoré par des fauves.

Quant à moi, j'ai passé les heures suivantes à errer dans le cirque, regardant bêtes et gens sans les voir, hanté par la série noire d'accidents qui, depuis un mois, s’était abattue sur le cirque : le dompteur Vargas à l'hôpital de Madrid le gosse écrasé la veille,            la mort de Mollier. Cent fois, des journalistes m'avaient demandé :

- Entre nous, ce n'est vraiment pas dangereux, votre métier?

Toujours j'avais répondu

- Mon métier n'est pas plus dangereux qu'un autre.

Ce jour-là, j'en étais moins sûr, entendant à mon oreille cette autre question :

« A quand ton tour ? »

Ma femme prétendait d'ailleurs me faire renoncer sur-le-champ à tout dressage de fauves. Heureusement, c'était jeudi, et la représentation en matinée ramena les devoirs quotidiens de notre existence.

Tout Palencia savait déjà que les tigres avaient tué leur dompteur ; aussi une foule énorme se pressa-t-elle devant les guichets, impatiente, nerveuse, à la vérité un peu inquiétante.

Après l'entracte, Johny de Kok fit travailler les lions, impassible, rigoureux, sans consentir à ces bêtes la moindre concession. Bien. des fois, il avait présenté le numéro des tigres, mais je refusai de le lui confier ce jour-là ; après la mort tragique de Mollier, il me semblait que j'étais le seul homme à devoir affronter Bengali. Ecrire que j'eus peur ce jour-là, ce serait employer mot inexact, car si j'avais ressenti une crainte véritable, je n'aurais pas fait travailler les tigres, et spécialement Bengali, six heures à peine après le carnage du matin. Je mentirais cependant si je prétendais n'avoir éprouvé, aucune appréhension : en vérité, je n'étais pas rassuré, aussi pris-je des précautions supplémentaires.

Je plaçai une douzaine de garçons autour de la piste, chacun muni d'un seau d'eau. Une douche inattendue surprend toujours ! Et cela, en cas de danger, pourrait me donner le temps de me garer ou de m'échapper de la cage. De Kok resta près de la porte, tabouret et revolver en main. A terre, en plein milieu de la piste, devant la pyramide, je plaçai, à l'avance, quatre à cinq gourdins de frêne, choisis parmi les plus gros et les plus solides.

Mais, lorsque j’ arrivai près de la porte, au moment où les tigres étaient déjà dans le tunnel, attendant leur entrée, ils poussèrent, en me voyant, des rugissements furieux ; mon inqiètude tomba instantanément, remplacée par un sentiment de colère : j'allais pouvoir venger Mollier.

A peine entré dans la cage, je fis « placer » les tigres avec une telle vigueur qu'ils comprirent tout de suite mes intentions. Qui a péché péchera ! dit-on. J'étais donc sur mes gardes, sachant par expérience qu'un fauve guette l'occasion de recommencer un mauvais coup, toujours à l'affût d'une récidive,

Je ne pouvais pas corriger Bengali pour le crime commis le matin même : il n’aurait pas compris la raison de cette punition soudaine. J'avais mon plan : tenter le tigre, l'inviter à l'attaque.

La première pyramide terminée, comme de coutume, je renvoyai mes tigres à leurs tabourets d'assise. Des coups de follet cinglants marquaient ma volonté d'exiger une obéissance immédiate et totale. Déjà, les rugissements couvraient la marche que jouait l'orchestre.

Puis, tout exprès, lorsque je fus à quelques pas, tournai le dos à Bengali, sans cesser de l'observer du coin de l'oeil. Je ne m'étais pas trompé, l'occasion lui parut belle. Bengali avait encore en mémoire sa réussite u matin. Il descendit de son tabouret, fonça s r moi, espérant me cueillir par derrière. Brusquement je me retournai et, d'un formidable coup de gourdin, s’arrêtai à un mètre de moi. J'avoue que j'étais content : ris sur le fait, Bengali n'échapperait pas au châtiment.

Evidemment, j'agissais sous les regards du public, mais dans l'Espagne des corridas, un spectacle, fût-il ,sanglant, n'effraye point. De plus, tous les assistants savaient que, le matin même, un de ces tigres avait tué un homme. C'était à mon tour de me montrer brutal, terriblement brutal, et je le fus.

 

Successivement, tous les gourdins que j'avais préparés en cage se brisèrent sur le crâne de Bengali : les coups de fouet s'abattirent en avalanche, chacun marquant profondément dans le poil luisant du tigre. Ainsi, je le poursuivis, pendant deux ou trois minutes, jusqu'au moment où il se réfugia dans un coin de la cage. Lui et moi étions à bout de souffle. Il avait l'air de comprendre enfin que sa tentative était une erreur.

Ce prologue, assez sensationnel, dérangea l'ordonnance Su numéro. Le tigre Maouzi, si doux d'habitude, semblait affolé et fut pris de peur panique. Je dus attendre plus de quinze jours avant de pouvoir le porter de nouveau sur mon dos. Pauvre Maouzi! Sans doute, se disait-il. que j'étais subitement devenu fou. « Mais qu'importe Maouzi! » pensais-je. L'important, c'était Bengali! Pris en flagrant délit, il avait eu sa correction, exactement à l'instant voulu. Il comprit la leçon parfaitement, si bien que, le soir même, à moins de quatre mètres, je vins lui tourner le dos, prolongeant l'arrêt, sans le perdre de vue ; il ne bougea pas de son tabouret.

Ainsi, peu à peu, la vie du cirque reprit son cours habituel, les mauvais souvenirs de Palencia s'estompèrent. Les gens du voyage reprirent la route, de Burgos à San Sebastian, à travers la Galicie, les Asturies et le pays basque.

A Zamara, remis de son accident de Madrid, le dompteur Vargas rejoignit le Zoo-Circus, et, après quelques jours de répétitions, reprit en main le numéro de lions.

Il me fallut alors prendre la décision de rendre à de Kok la pléiade des tigres. Johny de Kok avait assisté, on s'en souvient, à la mort affreuse de Mollier, il n'ignorait pas ce dont Bengali était capable, Il ne sourcilla pas quand je l'informai du rôle qu'il assumerait désormais. Belluaire de classe, il joignait la prudence à une connaissance exacte du danger couru.

A chaque représentation, il savait qu'il risquait sa vie, à cause de trois tigres dangereux ; toujours, il fit son métier avec courage, menant les tigres avec rudesse, respecté par eux. En vérité, je croyais que Bengali était définitivement dompté. Hélas! deux ans plus tard, il devait tuer un autre homme.

 

 

CHAPITRE X

 

   

TEMPETES SUR UN CHAPITEAU

 

 

Un chapiteau n'est pas un parapluie. bien qu'il en ait la forme ; ne vous fiez donc pas à la ressemblance, tel est le conseil que je me permettrai de donner aux amis inconnus qui céderont à leur tour à la tentation d'un beau métier : le cirque. Il arrive, en effet, que les difficultés les plus diverses s'y succèdent ou s'y multiplient, que la tempête, après une série d'averses, S' installe pour de bon et avec une telle violence que la catastrophe est inévitable, entraînant les écuyères, les clowns, le directeur, la caisse, les fauves. Dans le genre, je ne connais qu'une réussite absolument indiscutable : Noé et son arche. Mais chacun sait que Noé jouissait de la plus haute protection et qu'il ne transportait pendant le déluge qu'un seul couple de chaque espèce animale.

Le Zoo-Circus ne bénéficiait pas des mêmes atouts, et, peu à peu, je me suis aperçu que le cirque a ses ennemis souvent imprévisibles, aux multiples visages aussi implacables parfois que la patte du tigre Bengali menant son dompteur au trépas. Pour les gens du voyage, il va de soi qu'une bête sauvage n’est jamais une ennemie - elle fait partie de la famille - le dompteur accepte le risque d'être tué par elle. Je prouverai pourtant qu'un seul fauve peut amener la désorganisation de la vie de tout un cirque et, à l'aide d'anecdotes vécues souvent cocasses, qu'il est difficile de diriger la barque, quand interviennent, tour à tour, le mistral, la neige, le feu, la révolution, la crise financière et l'empoisonnement du sang causé par une griffe de fauve.

Ainsi, au mois de décembre 1929, no . us avions installé à Marseille, sur la place Saint-Michel, « L'Arène Olympique des Frères Court », cirque à trois pistes dont le chapiteau pouvait contenir près de huit mille spectateurs et qui, par son importance, pouvait presque

rivaliser avec le fameux Barnum américain. Nous avions rassemblé là une troupe d'artistes véritablement sensationnelle, une ménagerie impressionnante, si bien que la semaine des débuts fut un triomphe. Mes compatriotes marseillais voulurent bien apprécier ce copieux pro-

gramme, présentant ensemble trois numéros qui travaillaient chacun sur une piste. Le huitième jour, le mistral se mit à souffler. dura jus u'après Noël, la température descendit jusqu'à quinze degrés au-dessous de zéro. Bientôt, il n'y eut plus à nos représentations que quelques fanatiques et beaucoup de resquilleurs, groupés en pelotons serrés autour de nos grands braseros ; mais parce qu'ils se brûlaient ainsi la figure et se gelaient le dos,

surtout parce que le mistral est le lus fort, ils cessèrent même de venir. Le soir de la saint Sylvestre, notre déficit était de sept cent mille francs, après un mois d'exploitation.

 

 

Ci-dessous : TIGRES FUNAMBULISTES.

 

Pour porter au summum l'intérêt de mes numéros, bien souvent je «double » les « trucs » de dressage; un tigre traverse la cage de droite à gauche, tandis que l'autre la traverse en sens opposé. A noter la façon dont les câbles d'acier s'incrustent dans les palles du fauve. Les habituer à ce « mordant » est, très difficile.

 

 

 

 

Ci-dessus : IL NE FAUT PAS PERDRE LA BOULE pour dresser un fauve à marcher ainsi.

 

 

Le Zoo-Circus battit en retraite et l'étape suivante fut Aubagne, où, en raison de l'exiguïté de la place, nous fîmes monter une toile à deux mâts et une seule piste. De toute la journée, la neige ne cessa pas de tomber. Vers le soir, les grands mâts et les mâts intermédiaires, que nous appelons quaterpoles, commencèrent à plier d'inquiétante façon. On mit le feu à un énorme bûcher de sarments de vigne entassés sur la piste, les flammes qui s'élevaient à sept ou huit mètres ne firent pas fondre la neige. Les pompiers vinrent arroser la toile à grand renfort de lances d'incendie et, au lieu de neige, le cirque fut couvert par une couche de glace plus dangereuse encore.

Dehors, malgré le froid et les rafales, les spectateurs s’approchèrent des guichets, trompant l'attente à coups de boules de neige. Ils étaient assez nombreux pour faire une demi-salle, mais, heureusement, je fis rembourser les billets pris en location et supprimer la

représentation, car, quelques minutes plus tard, une chaîne de suspension se brisa net près de la pointe du chapiteau ; tour à tour, les quarante-deux mâts intermédiaires se rompirent par le milieu, et le personnel occupé au démontage fut enseveli sous une avalanche de toile et de neige. Le résultat fut un certain hombre de fractures de bras et de jambes. Ce n'est que le lendemain, à l'aide de pelles et de pioches, qu'il fut possible de récupérer les débris d'un matériel en miettes. En quarante-huit heures, le déficit dépassait le million. Il fallut une saison entière pour rétablir la situation, financière.

Une crise du même genre guettait tout le monde du spectacle ; la facilité de l'après-guerre était finie. Je me souviens pourtant d'un mois de juillet florissant, quand notre cirque prit possession d'un vaste terrain, en bordure de l'avenue de Clichy. Une partie de notre cavalerie avait été vendue, deux groupes de fauves étaient en engagement à l'étranger, mais nous venions de louer, pour, un an, à Wilhem Hagenbeck un groupe de vingt ours polaires. Avec mon groupe de tigres et le numéro des dix lions, il était encore possible de composer un programme brillant. Pour nos débuts, nous donnâmes une soirée de gala au bénéfice de l'Association de la Presse du Cirque et du Music-Hall, organisée par mon ami 'Henry Thétard, créateur du Zoo de l'Exposition Coloniale, auteur de livres magnifiques sur le Cirque et les Ménageries. A l'issue de la représentation, Henry Thétard, qui connaît mieux que personne, toutes les spécialités et les ficelles de notre  métier, voulut bien me dire son entière satisfaction. Je connais sa franchise, il sait aussi que je ne le flatte pas quand j'affirme qu'il fil travailler, ce soir-là, le groupe de lions adultes, aussi bien qu'un dompteur professionnel. C'est la première fois que je n'ai pas redouté la présence d'un journaliste dans la cage aux fauves.

 

L'année suivante, la nécessité nous poussa, mon frère et moi, à inventer une formule nouvelle: ce fut le Cirque Robinson, à base, si J’ose dire, d'exotisme. Aucun Européen parmi les artistes. Il y avait, notamment, au programme, des Canaques lanceurs de javelots, des danseurs sénégalais, des sauteurs arabes, un orchestre de négrillons, mais, en vérité, l'ensemble du spectacle semblait voué au noir et le Cirque Robinson faisait figure de cirque en deuil.

Sous cet emblème, on ne s'étonnera pas que la série noire ait continué. A Villeneuve-sur-Lot, par exemple un nouveau contrôleur vendit d'avance douze cents place de plus que n'en pouvait contenir le cirque. Ce fut une belle émeute ; des mécontents voulurent mettre le feu au cirque, mais, heureusement, le ciel envoya à notre secours une de ces averses qui, mieux que les gendarmes, dispersent les manifestant les plus acharnés.

Bien entendu, nous pliâmes bagage à l'aube. Quelques mois plus tard, à Dieppe, quatre léopards s'échappèrent en mon absence de la ménagerie. J'appris à mon retour que la maréchaussée les avait tués tous les quatre, après une partie de chasse homérique.

Quelques jours plus tard, ce fut le commencement de la fin. Au cours d'une répétition de mon dernier groupe mixte, alors que je séparais un ours polaire de son cousin de l'Himalaya, un des dix lions quitta furtivement son tabouret. Il vint me « cueillir » par derrière, S'agrippa à mes jambes, plongea ses crocs exactement à l'endroit où le clown reçoit des coups de pied de Monsieur Loyal. Malgré mon fouet, je ne pus me dégager. Heureusement, j’eus l'idée de crier

- Bankok! Bankok! Attaque !

Bankok était un énorme chien danois arlequin, méchant avec tout le monde et qui n'obéissait qu'à moi. Il sauta sur le lion, le mordit dans les flancs. Le lion lâcha prise, se retourna contre le chien et tous deux roulèrent à terre. Bankok se releva le poitrail ouvert par un coup de patte, prêt à. foncer jusqu'à la mort, mais j'eus le temps de l'empoigner par le collier et d'assener au lion un coup de gourdin qui lui fit rompre le contact.

Mes blessures anodines en apparence, provoquèrent un empoisonnement du sang qui devait m'éloigner de la cage aux fauves pendant des mois et des années. Obscurément, je sentis alors que le Zoo-Circus était condamné.

Mais un pressentiment n'empêche pas les projets. C'est ainsi qu'au début de 1932, mon frère, Jules Court, désirant se retirer, il fut question d'une tournée en Espagne sous la direction d'un de mes neveux. A dire vrai, j'espérais bien rejoindre mon cher cirque le jour Même du départ.

Depuis mon accident, le groupe de tigres n'avait plus travaillé. Le seul dompteur habitué à eux, Johny de Kok, nous avait quittés et c'est alors que le Polonais.

Vaniek me fit demander instamment de lui donner sa chance. Longtemps garçon de cage, ce gaillard, grand, solide et, sobre, connaissait bien mes fameux tigres, entrant souvent avec moi dans la cage pendant les répétitions. Bon dompteur, selon moi, il avait, à plusieurs reprises, présenté le groupe de lions devant le public, mais j'hésitais à lui confier les tigres, surtout à cause de Bengali. Devant son insistance, je finis par céder.

Enveloppé de couvertures, comme un grand malade, hors de la cage, j'ai assisté aux premières répétitions de Vaniek. Il se montrait prudent, habile, attentif aux observations et aux conseils, de sorte qu'il prit le numéro assez rapidement en main. J'étais plein d'espoir dans sa réussite prochaine quand une congestion pulmonaire me cloua au lit. Sans moi, Vaniek continua les répétitions, dans un petit cirque en bois dressé à proximité immédiate de mon logis. De ma chambre, écoutant les commandements et les claquements du fouet, je suivais chaque jour les diverses phases du numéro, capable de juger des progrès accomplis. La veille du départ vers  espagne, le pauvre Vaniek fit envoyer les tigres dans la cage centrale, pour une dernière répétition. Qu'arriva-t-il exactement ?

Dès l'arrivée des bêtes, j'entendis des coups de fouet inhabituels. Sans doute, les tigres avaient-ils déclenché entre eux une bagarre. Puis un bruit épouvantable s'éleva, angoissant, qui me parut durer une éternité. J'envoyai ma femme aux nouvelles. Quand elle revint, pâle comme la mort, elle murmura :

- Vaniek s'est fait attraper. Il n'y a personne pour le sortir.

Grelottant de fièvre, je parvins à m'habiller sommairement, à faire quelques pas. J'entendis encore une salve de coups de revolver et, au pied d'un escalier, je tombai évanoui.

Je n'ai su que plus tard la fin de Vaniek. Bengali avait renouvelé contre lui l'assaut mortel mené à Palencia contre Mollier. Le tigre avait attaqué par derrière, subitement. Alerté par un garçon de cage, Vaniek se retourna, mais trop tard. Il reçut en plein visage un coup de patte qui lui arracha les yeux et le nez, tomba comme une masse et fut à moitié dévoré dans la cage.

Malgré ce drame atroce, le cirque prit le départ le lendemain, selon l'horaire prévu. Le plus grand désordre régnait en Espagne, la misère aussi ; les recettes furent nulles. Le jour où le gouverneur de l'Etat de Gijon fit arrêter en rase campagne toutes les voitures du Zoo-Circus, pendant vingt-quatre heures, sous la surveillance des gardes civils sabre au clair, tout cela parce que ce haut fonctionnaire se rendait à un match de pelote basque et que rien ne devait le gêner sur la route, je jugeai inutile d'aller plus loin. On franchit les Pyrénées et le Zoo-Circus se disloqua.

Veut-on des chiffres? Plus de dix millions avaient été investis dans l'affaire, mais la vente ne dépassa pas un million et tout fut dispersé : notre belle cavalerie, la collection d'animaux exotiques, les fauves, un matériel énorme, de quoi monter quatre cirques.

Tout? Disons presque tout, afin de n'être pas taxé de Marseillais hâbleur. J'ai, en effet, gardé pour moi, à l'époque, dix tigres et dix lions. Par surcroît, j'ai conservé, dans un vaste hangar, le matériel du plus petit des quatre cirques, car on ne sait jamais ; les gens du voyage se résignent difficilement à la condition de sédentaires.

 

CHAPITRE XI

 

 

BÉQUILLES, PONT SUSPENDU, PONTS D'OR

 

Pour les gens du cirque, il existe aussi un démon de midi. Je venais de passer la cinquantaine quand, enfin rétabli, je repris la route au printemps de 1934. Trois associés, un chapiteau de deux mille quatre cents places, tel fut le Cirque Olympia. Il ne vécut qu'un an, par ma faute en vérité, car, cédant à ma vieille passion pour les fauves, Je prétendis sans cesse accroître la ménagerie en nombre et en variété. Et pourtant...

Nous aussi, nous avons subi le coup de Jarnac, dans la ville du même nom. Le dompteur Votjek Trubka, qui présentait, avec beaucoup de classe, le groupe de mes tigres, avait le tort de se placer trop près des fauves. Chaque soir je lui en faisais la remarque, en vain, car ce garçon courageux était assez inconscient du danger. A Jarnac donc, ce que je prévoyais arriva. Trubka s'agenouilla trop près des fauves en souriant au public, ôta son chapeau pour saluer. Bengali junior (1), fils du tueur dont j'ai déjà parlé, le « crocheta » d'un rapide coup de pattes et l'envoya rouler au sol au milieu des autres tigres.

 

(1)   Bengali, le tigre meurtrier, fut vendu à un zoo allemand après la mort de Vaniek.

 

Par chance, je n'avais pas fait installer au-dessus de la cage le filet prévu par les ordonnances de police.

Je n'avais pas le temps de courir jusqu'à la porte de la cage, je grimpai donc aux barreaux, comme un singe, et, du haut des grilles, sautai au milieu ! des tigres.

Trubka, renversé, le dos à terre, se défendait de son mieux, à coups de pieds et à coups de manche de fouet. Tous les tigres, paisibles trois secondes auparavant, tournaient dans la cage, se préparant à l'assaut, furieux, mus, semblait-il, par le souffle d'un cyclone. Au moment où Prince, par derrière, allait sauter sur Trubka terrassé, je pus lui lancer un tabouret sur le dos. Le tigre, se traînant sur les pattes de derrière, rugissant de colère et de douleur, alla se blottir dans un coin. Le second tabouret atteignit Bengali junior à la tête, à la seconde même où il s’apprêtait à éventrer Trubka avec ses crocs. L'homme, que je parvins à relever, était couvert de sang, bottes et vêtements en lambeaux, un mollet transpercé, les cuisses lacérées, déchiquetées. Une fois encore, Bengali revint sur nous et, pour me défendre et le repousser, il me fallut plaquer Trubka derrière moi contre les barreaux de la cage.

Quand, enfin, Votjek Trubka put être emporté hors de la cage par quelques-uns de mes aides, je demeurai seul avec les tigres, distribuant à chacun une correction mémorable.

Les médecins dénombrèrent dix-sept blessures, dont trois extrêmement profondes aux jambes. Les plaies recousues trop vite s'infectèrent et Trubka passa, des griffes du tigre aux mains des chirurgiens, pendant un, mois entier. Il nous rejoignit à la fin de la saison, tout juste pour les adieux et la dislocation du Cirque Olympia.

Pour la saison suivante, un choix s'imposait à moi, définitif, en raison de mon âge : ou le métier de directeur de cirque, ou la voie de ma jeunesse, la vie d'artiste, non plus comme barriste ou acrobate, mais comme dompteur. Je crois avoir bien choisi, puisque la seconde route m'a conduit à de grands succès et à la notoriété.

De tous les fauves que j'avais présentés, il ne me restait plus que le groupe de tigres, présenté en l'absence de Votjek Trubka par son frère Frantz ; or, je voulais un groupe mixte, imposant par le nombre et la qualité. Après les « achats , nécessaires à Hambourg, Amsterdam, Anvers et Londres, je recommençai, à Miramont, les répétitions, dans la cage même où le pauvre Vaniek avait trouvé la mort. Huit lions, quatre tigres, deux léopards, quatre ours polaires, deux ours noirs, deux chiens danois, tel était l'effectif de mes nouveaux pensionnaires. Dès que le groupe de tigres eut terminé son engagement d'hiver, je donnai le signal du départ comme directeur de ménagerie, artisan, si l'on veut, avec la ferme intention de mettre au, point le numéro projeté à chaque étape du nouveau voyage. Ainsi, je refis mon tour de France.

Un dimanche, à Brétigny, après avoir présenté le groupe mixte, je passai aux tigres, dont je m'occupais moi-même depuis quelques jours, car Frantz Trubka venait d'être sérieusement blessé. Tout semblait devoir se dérouler assez paisiblement. A la fin du numéro, au moment où je plaçais, au milieu de la piste, la longue et lourde planche qui servait au repas des fauves, deux mâles se prirent de querelle. Ces batailleurs se nommaient Prince, un des nouveaux venus, et Bengali junior, l'incorrigible. Gigantesques, debout sur leurs pattes, pareils à des champions de boxe, ils se préparaient déjà au premier round et leurs rugissements emplissaient la salle d'un vacarme assourdissant,

Rapides comme l'éclair, les coups de pattes fendaient l'air. Chaque fois, des touffes de poils restaient accrochées aux griffes puissantes de ces messieurs. En vérité, ils étaient splendides à voir, donnant l'impression parfaite de le force, de la vitalité, de la ruse. Mais, si beau que fût le combat, je ne pouvais songer à jouer les arbitres impartiaux . Lâchant la table, prenant le fouet et une canne, j'intervins rapidement. Les deux fauves, qui s'étaient « crochetés », roulèrent au sol en un corps à corps furieux, où chacun tenait l'adversaire dans ses griffes d'acier. Je craignais de voir le vaincu blessé à mort ou estropié pour de bon. Non pas avec du sucre, selon la méthode préconisée par certaines bonnes dames, mais à coups de gourdin, je réussis à leur faire lâcher prise.

Tous les tigres, déjà descendus de leurs tabourets, tournaient autour de moi. Je sentais venir l'ouragan... Brahma, effrayée, fit un bond en haut de la cage, et si, ce jour-là, un filet solide n'avait pas été tendu sur les grilles, elle, se serait échappée. Je courus après elle, me pendant par une main à sa queue et l'obligeai à retomber lourdement dans l'arène. Elle se mit à galoper en rond, furieuse, affolée. Les deux tigres avaient profité du répit pour s'agripper de nouveau. J'intervins pour les séparer. Au moment ou, pour la troisième fois, je venais d'y parvenir, je me sentis soudain saisi en arrière par la cuisse! J'eus l'impression nette que, serrée dans un étau, elle allait être broyée. Cela ne dura qu'une fraction de seconde. Un tigre, agrippé à moi, me tenait la cuisse gauche à pleine gueule. Tout en essayant de me retourner, je lui assenai un formidable. coup de manche de fouet sur le crâne. Le fauve, dont les crocs puissants étaient plantés à fond dans mes chairs, lâcha prise subitement. Surpris, je trébuchai et tombai sur le dos. A ce moment-là, j'identifiai l'agresseur : c'était la tigresse Brahma ! Elle était sur moi, le regard phosphorescent, rugissant de rage, les coups de pattes se succédant à une vitesse, vertigineuse. Renversé à terre, sur le dos, je me défendis comme un forcené, à coups de gourdin, à coups de manche de fouet, à coups de bottes. Mon heure n'avait sans doute pas sonné, mais, ce jour-là, j'ai cru au miracle.

Tout ce que je viens de raconter n'avait duré que quelques secondes. Sans perdre mon sang-froid, tes quatre fers en l'air, au milieu de la piste, cherchant dans ma défense à être aussi rapide que la tigresse, j'arrivai à lui assener un solide coup de manche de fouet sur le crâne. Ce manche de fouet, dont la poignée était renforcée par une double bague de cuivre, formait une massue. Brahma fit un bond en arrière, je me remis debout et, sautant sur une jambe, j'allai me placer contre la cage, afin de faire face aux tigres, qui tous marchaient sur moi. J'étais là, acculé, couvert de sang de la tête aux pieds.

Brahma avait joué avec moi, comme un chat avec une souris, mon costume était en lambeaux, une de mes bottes arrachée. J'avais sur le corps une quinzaine de blessures : un coup de patte dans le ventre m'avait ouvert l'épiderme sur une dizaine de centimètres, un autre m'avait labouré la joue, les épaules, les avant-bras étaient tailladés. Tout cela, à vrai dire, ne me faisait pas mal, seule ma jambe gauche était comme paralysée, une douleur sourde m'empêchait absolument de m'en servir.

Enfin, tandis que je me défendais de mon mieux contre la bande en furie, Frantz Trubka, tout blessé qu'il était, entra dans la cage et me porta secours. Un garçon avant ouvert la porte du tunnel, les tigres furent renvoyés en débandade dans leur voiture. Dans la mêlée, les deux tigres bagarreurs s'enfuirent ensemble et, continuèrent la lutte dans le tunnel, où l'un d'eux, Prince, fut tué par Bengali junior.

Quant à moi, couvert de blessures sur tout le corps, peu profondes pour la plupart, je dus pourtant reprendre le chemin des salles de chirurgie, car Brahma, de ses -quatre crocs, m'avait transpercé la cuisse, heureusement sans broyer les os. Après quinze jours, l'hôpital me rendit à la liberté, avec deux accessoires assez inattendus dans l’équipement d'un dompteur, je veux dire : des béquilles. Ce supplice a duré trois mois. Bengali junior et sa commère Brahma pouvaient ricaner et s’estimer satisfaits.

A l'automne, pendant deux mois, répétant matin et soir, j'ai travaillé dans la grande remise du Cirque Rancy, à Asnières, seul avec tous les fauves du groupe mixte, vivant la plupart des heures avec eux. Ce numéro, que J'avais intitulé « la paix dans la jungle », je crois l'avoir porté à un point de perfection dans le dressage qui n'a pas été égalé par un autre dompteur de notre époque. Je l'avais créé pour moi j'en étais presque jaloux au point de me jurer solennellement de ne le confier à personne, même si j'étais blessé ou malade. Cette phrase fera-t-elle sourire? Je demande qu'on veuille bien considérer ceci : mes bêtes et moi ne faisions qu'un ; le numéro, entre mes mains, avait la valeur d'un cliché photographique et l'épreuve que j'en tirais chaque soir devant le publie était rigoureusement la même. Mes pas étaient comptés, mes coups de fouet, toujours semblables, touchaient exactement au même point, à la même distance des museaux. Mes fauves, « en férocité » ou « en douceur », possédaient si exactement les détails de leur travail qu'ils auraient pu le mener à son terme, seuls, à la façon d'une mécanique. Un nom prononcé par moi à mi-voix, et chaque bête exécutait immédiatement la « routine » convenue.

Parmi ces « routines », deux surtout provoquent toujours l'admiration enthousiaste du public et aussi sa curiosité. Celle-ci se manifeste par la double question qui m'a été posée des centaines de fois : « Comment dresse-t-on un fauve à traverser la cage sur deux câbles d'acier?» « Comment arrive-t-on à obtenir d'un tigre ou d'un lion que, juché sur une boule, il la mette en mouvement, se déplace en même temps qu'elle, sans jamais tomber de ce perchoir insolite? » Voici les deux « recettes », à l'usage surtout des amateurs de difficultés.

Pour qu'un fauve joue, à sa manière, les funambules et circule sur un pont suspendu constitué exclusivement par deux câbles d'acier parallèles, il faut un dressage préliminaire qui demande beaucoup de patience.

Sur deux tabourets, distants de quatre ou cinq mètres, on fixe solidement deux barres de bois de quatre centimètres d'épaisseur, larges de six à huit centimètres. Les barres de bois sont à un mètre au-dessus du sol. On « envoie » le fauve sur le premier tabouret et on essaie de le faire traverser sur ce, pont improvisé, Un fauve sur dix acceptera de s'aventurer sur les barres de bois, les autres sont à éliminer.

Quand le dompteur a choisi son « sujet », il encourage le fauve à progresser sur les barres, en lui offrant, au bout d'une canne, un morceau de viande qui se déplace à mesure que l'animal avance. C'est, en somme, la tactique préconisée par sir Winston Churchill sous l'appellation fameuse : le jeu de la carotte et du lapin. Sur le tabouret d'arrivée, une récompense substantielle attend le fauve : une bonne portion de viande rouge.

Assez rapidement, le fauve traversera, sans appréhension, les quatre ou cinq mètres qui séparent les deux tabourets. La première phase du dressage est alors terminée.

On diminue la largeur des barres de bois, sur lesquelles on tend les câbles, l'acier touchant le bois. Ainsi, pendant sa traversée de tabouret à tabouret, le fauve sent, sous ses pattes, le mordant du câble auquel il doit absolument s'habituer, ce qui est l'affaire de quelques jours.

La troisième phase vise à supprimer tout contact du fauve avec les barres de bois. A l'aide de cales, on tend les câbles, d'abord à cinq ou six centimètres au-dessus des barres. Pendant les deux ou trois premiers, pas, le fauve ne sent que le contact du câble sous ses pattes. Rapidement, il aura des velléités de sauter a terre, mais son poids fait fléchir le câble, qui touche de nouveau la barre de bois. L'animal reprend confiance instantanément et continue la traversée.

A chaque nouvelle répétition, on lève le câble de quelques centimètres, ce qui oblige le fauve à faire un plus grand nombre de pas pour retrouver le contact rassurant des barres de bois. A la longue, le câble d'acier ne touchera plus la barre d'appui et pourtant le fauve osera terminer son voyage aérien.

Pendant la quatrième et dernière phase, on enlève les barres de bois et on augmente peu à peu la hauteur des tabourets.

Mes tigres et mes lions, dressés à la routine du funambule sans balancier, marchaient sur des câbles tendus à plus de trois mètres au-dessus du sol.

S'il s'agit de faire marcher un fauve sur une boule, le dressage est beaucoup plus long et infiniment plus compliqué. il va de soi que plus la boule est petite, plus la « routine » est difficile et plus l'effet sera apprécié du spectateur.

On place une boule de bois creuse sur deux barres parallèles, distantes de trente-cinq centimètres. Une tige d'acier traverse la sphère de part en part. Les extrémités de cette tige sont reliées à une fourche longue de deux mètres, dont l'extrémité est un demi-cercle épousant la demi-sphère. La sphère pourra ainsi tourner autour de la tige d'acier qui sert d'axe, mais les mouvements dépendent de l'aide du dompteur qui, au commandement de son maître, tirera ou poussera la boule, la faisant rouler sur les rails.

Parmi les fauves, il faut alors choisir deux ou trois bêtes qui montrent une certaine disposition naturelle à sauter sur cette boule de bois. Y rester en équilibre vaut une récompense immédiate : un morceau de viande piqué au bout de la canne de dressage.

Quand le fauve, a pris confiance et accepte de siéger indéfiniment sur la boule l'aide du dompteur, avec la fourche, déplace la sphère de quelques centimètres. Pris de peur, le fauve immanquablement sautera à terre.

Pendant des semaines, dix à quinze fois par jour, il faut recommencer le même essai. Le fauve finira par s'habituer à cet appareil vacillant et, s'il reste en place, un morceau de viande doit le récompenser immédiatement.

 

Ce premier résultat acquis - mais un mois de répétitions quotidiennes sera indispensable l’aide du dompteur poussera un peu plus chaque jour sur la fourche et, peu à peu, le fauve marchera à reculons sur une boule qui, elle, roule devant lui.

C'est alors qu'il faut supprimer la fourche et c'est là que réside la difficulté principale. En effet, dès que le fauve, au premier mouvement, sent la boule s'enfuir sous ses pattes, il saute d'un bond et envoie la boule hors des rails. Dix fois, vingt fois, il faut récidiver inlassablement

La seule méthode consiste pour le dompteur à se tenir près du fauve. Il le guide avec sa

« canne à viande » à l'avant de la gueule, tandis qu'en le touchant légèrement aux pattes avec le manche de son fouet, il parviendra à maintenir tigre ou lion sur une boule libre et finalement à mener à bien le voyage sur une sphère roulant entre des rails longs de six mètres.

Dans mon groupe mixte, ces deux « routines » s'exécutaient à la perfection. Après un début triomphal à Londres, dans l'immense cirque d'hiver qu'on appelle l'Agricultural Hall, je lis travailler les mêmes fauves dans les grandes villes d'Europe, de Paris à Copenhague, d'Edimbourg à Rotterdam, d'Amsterdam à Glasgow, et, plus tard, à New York, dans le célèbre Cirque Ringling. Le jeune Marseillais qui, à seize ans, s'était enfui de la maison familiale, par amour du cirque, connut, déjà quinquagénaire, la renommée mondiale, reçu comme vedette, convié les grands personnages, interrogé par les journalistes, photographié, si j'ose dire, sur toutes les coutures (et Dieu sait qu'en la matière, fauves et chirurgiens m'ont gâté).

Ainsi, je devins l'enjeu d'une lutte entre les plus grands directeurs de cirque ; l'arme choisie par eux étant ce que j'oserai appeler le contrat-pont-d'or. Je fis une saison au cirque allemand de Karl Strassburger, qui débuta à Liège, avant de promener son chapiteau à travers la Hollande. A son grand regret, je lui fus « soufflé », la saison suivante, par Clem Butson, qui m'engagea pour le cirque de Blackpool, le Tower Circus. j'ai employé le mot de regret, sans aucune forfanterie, on le verra. Karl Strassburger voulait tellement conserver à son programme un groupe mixte de fauves, il sut mêler si habilement les adjurations et les avantages mirifiques que, de guerre lasse, je pris deux résolutions surprenantes, capables de me brouiller, l'une avec ma conscience, l'autre avec les tenants d'une application stricte du Code.

 

 

ci-dessus : MES DEBUTS A WINTERGARTEN.

 

Le centre de la grande pyramide dans laquelle je groupais dix-huit fauves.

 

 

CHAPITRE XII

 

 

UNE COURSE (AUX FAUVES) CONTRE LA MONTRE

 

 

Ce que je veux, me répétait Karl Strassburger, c’est votre groupe mixte dans sa composition actuelle, ou bien, à l'extrême rigueur, d’un groupe semblable, mais à la condition qu'il soit

D’une égale valeur, le tout garanti par vous.

Le problème, on le voit, n'était pas simple : je ne possédais pas le premier fauve d'un ensemble d'une vingtaine de bêtes dont j'avais besoin ; en supposant ce premier point réglé, il restait à créer entièrement le numéro : enfin, à l'avance, je devais en garantir la qualité. C'est pourtant sur ces données fragiles que le contrat fut établit, je m'engageais à louer à Strassburger un groupe mixte livrable au début de la saison suivante, c'est-à-dire une marchandise qui n'existait que sur le papier et dans ma tête de vieux dompteur.

Il est possible qu'une pareille convention fasse frémir un juriste orthodoxe ; pourtant loyal comme les artisans d'autrefois, je demandai qu'on ajoutât encore quelques articles. Le numéro, par exemple, était décrit minutieusement, fauve par fauve ; « chaque routine » chaque « truc » et l'enchaînement rigoureux de, l'ensemble étaient prévus. Une clause précisait enfin que si le travail des fauves « à venir » n'était pas identique en tous points à celui du groupe que je présentais alors au cirque Strassburger, le directeur serait autorisé à résilier le contrat, sans que j'aie le droit à la moindre indemnité.

Et c'est ainsi qu'après avoir contrevenu (peut-être) aux exigences des lois commerciales ou pénales, j'ai également manqué à mon serment secret de ne confier à personne la direction du groupe mixte qui était ma fierté et ma chose. Le dompteur tchécoslovaque Anton me remplaça pendant les semaines nécessaires à l'achat du matériel indispensable : une cage centrale, des voitures de ménagerie pour loger. les bêtes et surtout des fauves. D'Anvers, je ramenai trois jeunes léopards récemment importés et deux ours de l'Himalaya. Dans les zoos hollandais d'Arnhem, d'Amsterdam et de Rotterdam, je choisis une dizaine de lions, nés en captivité de parents importés, mais qui malheureusement avaient tous près de trois ans et portaient déjà crinière. (Je n'eus pas le choix, « sur le marché », il n’y avait pas, à cette époque, de lions plus jeunes.) Enfin, je fis l'acquisition à Londres de deux tigres du Bengale importés et de deux autres à Hambourg. La Hollande fournit le contingent de chiens danois. Quant aux ours polaires j’en voulais six - mon ami Joslund, d'Oslo, jura qu'ils me seraient livrés à la fin de juillet et tint parole.

Il était grand temps de se mettre à l'ouvrage : Je ne disposais que de neuf mois avant l'échéance fatidique.

On fixa la première séance de travail à sept heures du matin. Huit garçons de cage m'attendaient, ayant installé le matériel hétéroclite des dompteurs : fouets, lassos, fourches et tubes d'acier, tabourets, seaux d'eau et une botte de pharmacie déjà ouverte. Strassburger était présent et, avec lui, malgré l'heure matinale, tout 'le personnel de son cirque.

Chacun de mes hommes savait ce qu'il aurait à faire en cas de « cou dur ». J'avais décidé de prendre les lions, deux par eux, sans lasso d'abord, si possible.

Je fis envoyer dans le tunnel deux lions, les plus jeunes, qui, rugissant, arrivèrent en trombe et furent stoppés devant la porte d'entrée. Avec le dompteur Anton, je pénétrai clans la cage. Chacun de nous avait un fouet sous le bras et une fourche à la main ; au bout de la fourche était attaché par une chaînette un vieux seau rempli de timbales en fer-blanc. Je me plaçai à trois mètres de la porte d'entrée, vers la droite ; Anton, derrière moi, légèrement sur la gauche. Je donnai l'ordre d'ouvrir la porte du tunnel ; les lions se précipitèrent dans l'arène, traversèrent la piste au galop et allèrent cogner de la tête contre l'autre bout de la cage, cherchant à s'enfuir.

Brusquement, ils se retournèrent et, nous apercevant, l'un d'eux, le poil soudain hérissé, chargea sur nous. Deux coups de fourche en pleine gueule l'arrêtèrent net. Le tintamarre de toute la ferblanterie attachée aux fourches lui causa une telle frayeur qu'il fut pris de coliques subites et à trois ou quatre reprises, il essaya de sauter en haut de la cage pour s'échapper. Chaque fois, il tomba lourdement sur le sol. Essoufflé, tremblant de peur, il alla se blottir dans un coin, rugissant de colère, nous guettant du coin de l'oeil.

Plus simple encore, l'autre lion, après avoir couru sans trouver d'issue, s'était réfugié entre des tabourets. Je les laissai respirer cinq minutes, étudiant leurs réflexes.

 

Après cet entracte, ma fourche solidement en main, suivi Anto , j'avançai vers le

« rouspéteur». A quelques mètres de lui, j'agitai ta fourche... Il poussa un rugissement de frayeur, s'enfuit au galop, piqua droit sur la porte du tunnel dont il tordit les barreaux d'un coup de tête. Ebranlé par le choc, il se résigna, à son tour, à chercher refuge entre deux tabourets.

Je le laissai à ses méditations et cherchai à m'approcher de son compagnon qui se trouvait à

l’opposé, la tête cachée derrière un tabouret. Il me laissa faire, ne réagit pas aux « ouah ! ouah! ah ! » que je multipliais le plus doucement du monde. A l'aide de la canne, je fis basculer le tabouret et enfin fauve et dompteur se regardèrent en face. Ses yeux me fixèrent intensément, de bons yeux beaux et clairs, sans méchanceté, qui semblaient implorer protection. Peu à eu, j'avançai, le flattant de la voix et, tel un matou, il se pelotonna quand la canne lui caressa le crâne.

L'expérience était concluante : bons pour le service. Le premier lion - un « gueulard » dans notre langage - réussirait dans les « appels » en férocité, l'autre, à mener en douceur, pourrait briller ultérieurement dans le travail « en pelotage ». Pendant quelques instants, laissai à ces futurs écoliers la libre disposition du local d'étude, c'est-à-dire la cage, histoire pour eux de les familiariser avec un décor aussi insolite, histoire, pour les maîtres, de fumer la cigarette de la récréation. Ah! il faudrait aussi leur trouver un nom de baptême.

J'avais prévu, pour la journée suivante, deux des quatre lions achetés au Zoo d'Arnhem, fauves d'apparence peu commode, ce que nous appelons des « tocards ». Stoppés à la sortie du tunnel, ils commencèrent à grogner, passant leurs pattes à travers les barreaux, dans l’espoir de m'accrocher. Strassburger vint me conseiller la prudence. Par un jeu de planches à coulisses, je fis séparer les deux lions dans le tunnel, laissant le plus agressif près de la cage. A l'usage de ce dernier, je fis passer deux lassos, longs et solides, tenus au dehors par six garçons de cage. J'expliquai à chacun sa mission, réglai minutieusement la longueur . du « mou » de chaque lasso, de façon que le lion puisse bondir jusqu'au milieu de la piste, pas un pouce de plus. Je donnai l'ordre d'ouvrir la porte de communication.

D'un bond, se levant sur ses pattes de derrière, le lion fonça comme un bolide.

Au moment même où, de toute la force de nos muscle nous lui portions un double coup de fourche dans le poitrail, il fut retenu par les lassos. Le choc combiné avec la tension soudaine des cordages l'arrêta net et lui fit exécuter un saut périlleux sur lui-même ; se relevant

pour revenir à la charge, il reçut,,un deuxième coup de fourche, en pleine gueule cette fois. Je rappelle que ces fourches en tube d'acier pour bicyclettes ont leurs extrémités arrondies et ne peuvent blesser la bête ; la largeur de leur ouverture permet de saisir un fauve sous le cou ou sur les flancs, pour l'arrêter et le repousser. C'est surtout sur le tintamarre de la ferraille qui y était attachée que je comptais pour effrayer mon adversaire. Neuf fois sur dix, ma petite invention a réussi ; ce fut le cas ce jour-là. A peine le lion eut-il retrouvé son équilibre qu'il battit en retraite, se précipitant dans le tunnel dont j’avais fait laisser la porte grande ouverte.

Un peu essoufflés, Anton et moi, attendîmes l'arme au pied. Après un instant, je frappai le sol avec ma fourche. Au bruit de casseroles, le lion sortit du tunnel d'un bond, mais, cette fois, ne vint pas jusqu'à nous. Voyant les deux fourches tendues vers sa gueule, il rebroussa chemin, alla de nouveau se blottir devant la porte du tunnel. Au deuxième assaut, par conséquent, aucune intervention des fourches ou des lassos ; le bruit seul avait fait reculer « le roi des animaux ».

Des deux assauts interrompus, je pouvais tirer une conclusion : à l'avenir, la fourche suffirait à arrêter ce lion, car un fauve qui n'a pas réussi sa première attaque perd généralement beaucoup de sa fougue et de son courage. Je donnai donc l’ordre de le débarrasser des lassos.

L'autre lion, du même groupe, sans lassos, traversant la piste au petit trot, sans même nous jeter un regard, alla se frotter contre son « frangin », comme s'il voulait le ramener au calme. Pendant un quart d'heure, nous les fîmes tourner dans la cage, sans provoquer de leur part des feintes d'attaque bien sérieuses.

J'ajouterai loyalement que je n'eus pas non plus de difficultés, exceptionnelles avec les deux autres lions du Zoo d'Arnhem. Il y avait alors exactement trois heures qu'Anton et moi étions dans la cage aux fauves. Malgré la fatigue nerveuse et l'épuisement physique, poussés par l'excitation du combat et la curiosité, je demandai à Strassburger la permission d'occuper encore la piste. Il me restait à faire subir le premier examen aux quatre lions du Zoo d'Amsterdam, bêtes de trois ans, d'une taille énorme pour leur âge. Tout alla. bien avec les deux premiers, les deux autres paraissaient plus inquiétants.

Bloqués derrière la porte du tunnel, ils nous regardaient intensément. J'essayai de deviner leur caractère, et surtout leurs intention prochaines à notre endroit ; mais allez donc trouver une certitude dans les yeux d'un lion, clairs et toujours beaux, d'une fixité incroyablement, paisibles en apparence mais capables de dissimuler la plus mortelle résolution.

Devions-nous procéder avec ou sans lassos ? Faute d'éléments d'appréciation décisifs, nous jouâmes à pile ou face avec un florin. Le sort rendit sa sentence : sans lassos.

Les deux lions étaient dans le tunnel : l'un debout, l'autre flegmatique, couché sur le flanc. Nous entrâmes en cage, prenant place près de la grande pyramide, fourches en main. On ouvrit la porte. Sans être le moins du monde affolés, les deux fauves avancèrent d'un pas majestueux et s'étirèrent. En liberté dans l'arène, ils paraissaient encore plus grands. Lorsque leurs yeux nous fixèrent, l'un d’eux, celui que je devais baptiser plus tard Artis, du nom du Zoo d'Amsterdam, baissa les oreilles et nous regarda attentivement pendant quelques secondes qui me parurent longues. Puis, agitant la queue, sans rugir, il marcha vers nous à pas lents. J'en eus la « chair de poule », serrai ma fourche en main. Le lion m'avait choisi. A quatre mètres, d'un bond, il sauta sur moi. Avant même que je lui envoie un coup de fourche dans le poitrail, Anton lui décocha de toutes ses forces un violent coup de fourche sur le flanc qui le fit rouler au sol. Nullement effrayé par le tintamarre de la batterie de cuisine, le lion furieux se releva et fonça sur Anton, qui, prudemment, était passé derrière la pyramide. Malgré son poids elle bascula, coinçant le brave Anton entre cette masse chaotique et la grille de la cage ; l'homme était pris comme dans une souricière.

Le lion ne s'occupait plus de moi. Je saisis un lourd tabouret de travail (construit en fer et en bois) qui pesait bien quarante kilos. Le levant au-dessus de ma tête, je le lançai sur Artis qui fut touché à l'arrière-train. Le fauve poussa un rugissement terrible, un cri de douleur plutôt qu'un rugissement d'attaque : il se retourna pour charger sur moi, mais la pauvre bête n'alla pas très loin. Le tabouret de fer l'avait touché plus durement que je ne l'aurais voulu, lui brisant net l'os de la cuisse. Malgré cela, la courageuse bête essaya de m'accrocher, mais lorsqu'elle voulut se lever sur ses pattes de derrière, comme le font la plupart des lions avant de sauter sur leur proie, la cuisse blessée ne la soutint pas, ce qui me donna le temps et la possibilité de reculer en hâte et d'arrêter Artis avec ma fourche.

Le lion demeura étendu au milieu de la piste, regardant sa patte comme un cheval regarde son ventre lorsqu'il est malade. J’avais pitié de lui regrettant d'avoir utilisé le tabouret, mais j'avais choisi le seul parti possible : entre le risque de voir Anton estropié à vie ou peut-être tué et le risque d'abattre un de mes fauves, je n'avais pas hésité.

L'autre lion, Porthos, aussi puissant que son frère, se tenait à l'écart, indifférent à la bataille. Lorsque nous nous éloignâmes, laissant Artis étendu, Porthos vint à lui, et le lécha, comme une mère chatte à ses petits. Je fis ouvrir la porte du tunnel, Porthos s'en alla au petit trot, et Artis, traînant sa patte inerte, le suivit péniblement.

Arrivé dans sa voiture, je fis donner au blessé deux divisions pour lui seul. Là, sur une épaisse litière, il resta étendu, sans même essayer de se tourner, pendant plus d'un mois. La pauvre bête avait l'air de comprendre qu'il lui fallait l'immobilité complète, et sa patte se ressouda parfaitement comme si elle avait été plâtrée. Six semaines après  il commença à marcher, et deux mois plus tard il ne boitait même pas !

(La mémoire des bêtes n'est pas une illusion des observateurs : quand l'heure vint de reprendre le dressage, Artis eut peur de la cage centrale, et, pendant huit jours, il fallut l'y traîner de force avec des lassos. Par la suite Artis se révéla obéissant, soumis, et compta parmi les meilleurs « artistes » de mon groupe.)

Quoi qu'il en soit, le jour de l'accident survenu à Artis, la répétition se prolongea jusqu'à midi. Pendant cinq heures d'horloge Anton et moi avions vécu dans la cage aux fauves. On me croira peut-être si j'affirme que nous en sortîmes épuisés, brisés de fatigue.

Le lendemain ce lut le tour des tigres, puis je pratiquai l'alternance : un jour les lions, un jour les tigres.

Le souci constant du dompteur doit 'être d'abord de s'assurer que chaque bête possède parfaitement l'a.b.c. du travail qu'il aura à exécuter . Cela acquis, il peut risquer « le mélange». D'abord les lions et les tigres réunis, mais cela exigea un mois et demi de répétitions, puis les léopards, les chiens danois, enfin les ours de l'Himalaya.

Au mois d'août, je commençai, dès livraison, le dressage des six ours polaires. Au premier essai de « mélange » l'un d'eux fut égorgé par un lion. Il fut immédiatement remplacé, ainsi d'ailleurs que l'agresseur qui dut céder sa place à un autre lion moins hargneux,,

 

 

 

 

 

 

 

A la mi-septembre, un seul résultat méritait d'être enregistré : les vingt et un fauves acceptaient la vie en commun dans la même cage, ou plus exactement toléraient la présence les uns des autres, sous réserve d'une autorité sans défaillance, celle du dompteur. Il ne restait plus qu'à apprendre à mes élèves le numéro précisé dans le contrat passé avec Strassburger. Au dire de cet aimable ami, je ne serais jamais prêt au printemps suivant, date limite. Je lui proposai, en vain, un pari de trois mille florins, et, dès le mois d'octobre, je retournai m'installer seul dans les écuries du cirque Rancy, à Asnières. Matin et soir j'ai mené une vie de répétitions interminables, au prix d'une patience et d'une résistance physique inépuisables ; mais le jour de l'An j'étais certain d’honorer ma signature, au point d'accepter, pour le mois de janvier, avec mon autre groupe, un engagement à l'Empire, chez les Frères Amar. Ce fut pour moi une sorte de délassement de présenter chaque soir au public parisien mon numéro : « La Paix dans la Jungle. »

Bien entendu, le respect du contrat Strassburger était ma préoccupation constante. Janvier fut le mois du fignolage. Février servit à passer le numéro entièrement rodé aux , mains d'Anton. La course contre la montre était gagnée. Un télégramme en avisa l'ami Strassburger, invité du même coup à prendre livraison de la « marchandise ».

Il assista donc à la répétition générale, devant Anton flambant neuf dans un nouveau costume de dompteur, un matériel et des accessoires fraîchement repeints, un pick-up déversant une musique appropriée au numéro, et vingt et un fauves qui ne commirent pas une faute.

Strassburger se déclara satisfait. Notre contrat avait trouvé sa conclusion définitive que sanctionnèrent une cordiale poignée de main et une bonne bouteille.

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

 

GOERING, GOEBBELS ET DES PANTHÈRES NOIRES

 

 

 

Pour un dompteur, les rencontres mémorables ne se situent pas exclusivement dans la cage aux fauves. Je l'ai montré à propos du général Obregon, et de ma tournée au Mexique, en Espagne avec le général Primo de, Rivera. Mais, parole de mémorialiste, c'est à Berlin que le sort me réserva les « présentations » les plus sensationnelles, à la veille de la deuxième guerre mondiale.

Les contrats faisant boule de neige, celui de Tower Circus à Blackpool me valut un engagement au Wintergarten de Berlin, qui, à l'époque, étant le music-hall le plus coté d'Europe, était fréquenté chaque mois par les plus grands directeurs de cirque et de Variétés, toujours à l'affût des nouveautés et des meilleures programmes.

- Pour vos débuts, me dit l'excellent Schuck, directeur du Wintergarten, je vous annonce des spectateurs de choix : le Führer, Georing et Goebbels.

Hitler ne vint pas ce soir-là, ce qui ne m’empêcha as de mener mes fauves « en férocité », selon le goût du publie berlinois. Le numéro terminé, j'eus droit à une ovation prolongée, à une dizaine de « rappels » devant le somptueux rideau de velours qui voilait la cage aux fauves, et les ministres du Troisième Reich ne furent pas les moins enthousiastes à applaudir un dompteur dont ils ignoraient encore la nationalité.

Avant le souper organisé par le Wintergarten, Schuck me présenta à Goering et à Goebbels, et nous échangeâmes quelques mots de politesse. Entendant mon accent qui, je le concède, n’a rien de berlinois, Goebbels me demanda :

- De quelle nationalité êtes-vous ?

Je répondis : « Franzose » et il eut une sorte de sourire assez méprisant. Goering lui, ne fit pas la moue, me félicita chaleureusement et s'excusa de ne pouvoir rester davantage.

A table je fus placé exactement en face de Goebbels. Gringalet, il avait sûrement le goût des sports et de tout ce qui touche au monde du spectacle. Pendant le souper il me posa de nombreuses questions sur ma façon de dresser les fauves. D'abord très élogieux, il présenta ensuite des critiques, n'oubliant pas son métier de ministre de la Propagande.

Je l'entends encore dire à Schuck

- Je suis d'accord avec vous, c'est un numéro sensationnel ; mais ce que je reproche à Court, c'est d'être trop brutal avec ses animaux. Les dompteurs allemands se montrent beaucoup plus doux. C’est probablement une question de race et d’atavisme.

Puis s'adressant à moi, Goebbels poursuivit :

- J'ai vu, chez Sarrassani, un de nos dompteurs, Havemann, qui travaille sans fouet, avec une simple canne. Ne pourriez-vous faire de même ? Il me semble que ce serait plus humain 1

Je lui exposai que ce qui était possible avec un petit groupe d'animaux de même espèce ne l'est pas avec un groupe mixte où toutes les races de fauves sont mélangées. Aussitôt il enchaîna, comme s'il parlait devant le micro :

 

- Havemann n'a que des lions. Voilà la vraie solution ! Une seule race, c'est toujours préférable ! Regardez chez nous, il n'y a qu'une race : les Allemands. Vous voyez comment cela marche en Allemagne ! S'il n'y avait au monde qu'une race, il n'y aurait pas de guerre.

 

Par un coup de pied sous la table, Schuck m'avertit que la conversation prenait un tour dangereux. Après le départ de Goebbels, mes hôtes et des journalistes me fournirent l'explication :

- Il est charmant notre Goebbels, mais avant le cirque il avait déjà un peu trop bu. Avez-vous remarqué ? Il n'a rien mangé, mais il a « descendu » une bouteille de champagne tout en discutant avec vous.

Je devais revoir Goebbels quelques jours plus tard, lors d'une soirée de bienfaisance à laquelle toutes les vedettes du théâtre et du music-hall prêtaient leur concours. Il se montra parfait gentleman, d'une amabilité qui me rappelait cependant les manières affables du tigre Bengali avant ses assauts.

Une voix plus autorisée que la mienne confirma hélas  mon pressentiment, celle de M. François Poncet qui me fil l'honneur de recevoir à l'ambassade de France le dompteur français dont « le Tout-Berlin » parlait alors.

- La guerre est inévitable, me dit-il, car jour et nuit l'Allemagne entière travaille à sa préparation. Elle peut éclater demain, dans six mois, dans un an ou plus ; tout dépendra des concessions que la France et l'Angleterre feront à Hitler. Le Reich entasse chaque jour armements et munitions ; le jour où cette production sera jugée suffisante, il n'y aura pour Hitler et le parti qu’une solution : la guerre. Même si au dernier moment Hitler ne la voulait pas, il ne pourrait plus l'empêcher, puisque les trois quarts de la Nation seraient en chômage et ce serait la révolution. Ne vous faites pas d'illusion, la guerre est certaine.

- Et que fait-on à Paris ? demandai-je.

A Paris, on fait de la politique ! Heureusement nous avons la ligne Maginot qui permettra à la France de sortir de sa torpeur. Pensif, notre ambassadeur ajouta : pourvu que la France ne se réveille pas trop tard 1

C'est d'abord à cet avertissement que j'ai songé un soir de janvier, lors d'un gala au Wintergarten auquel assista Adolf Hitler.

Les applaudissements crépitaient démesurément chaque fois que « Zézette », la femelle du léopard, tentait de me sauter à la gorge. Aux yeux des spectateurs, les léopards incarnaient la férocité parce que, insoucieux de leur propre sécurité, ils ne craignaient pas de sauter sur les lions et sur les tigres, infiniment plus forts qu'eux. Evidemment je me prêtai au jeu, si bien qu'au premier coup de fouet, ignorant la présence de Hitler, Zézette quitta son tabouret, faisant un saut formidable dans ma direction, telle une torpille volante. En plein vol, je lui donnai, dans la gueule, par le travers, mon bâton qu'elle brisa net, avant de tomber à mes pieds en rugissant de colère. Il m'aurait suffi alors, de changer l’intonation de ma voix, d'accorder au félin quelques secondes d'accalmie, et j'aurais pu flatter par des caresses la dite Zézette, la prendre dans mes bras, l'embrasser. J'en avais fait l'expérience au cours de plusieurs répétitions, mais je me gardai bien de recommencer pendant le spectacle afin de ne pas refroidir l'enthousiasme du public et lui laisser ses illusions sur la férocité du couple de léopards. Je menai donc le numéro « en férocité », sans la moindre trêve, attentif seulement à ne pas tolérer de la part des « grands » une riposte aux assauts des mouches du coche, en l'espèce des panthères.

Le chancelier du Troisième Reich parut satisfait, lui aussi, il applaudit et s'en alla.

Une idée me vînt ce même soir dans la cage aux fauves. Fut-elle le résultat du hasard ou de l'ambiance allemande dans laquelle j'étais plongé, ou encore du fait qu'un des léopards du groupe mixte réussit mieux que de coutume son attaque habituelle contre un des lions ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que j'entrepris aussitôt de créer un groupe mixte de félins de petite taille.

Dans de vieux ouvrages français et anglais j'avais lu des récits sur des petits groupes de léopards que, dans les temps anciens, on était parvenu à dresser, ou ?plutôt à dompter. Mais j'étais certain que personne n’avait jamais présenté au public un groupe de vingt ou vingt cinq léopards. Aussi décidai-je de mêler à un ensemble de panthères et de léopards tous les autres félins de petite taille : pumas, jaguars et peut-être même des panthères noires.

Peu à peu, l'idée s'ancra dans ma tête. Une première constatation s'imposait. Jamais, au cours de mes années de cirque, je n’avais vu des jaguars ou des panthères noires dressés, ces bêtes passant pour indomptables. Pourtant, à la même époque, je fis l'achat de deux léopards que me céda le Zoo de Berlin. Au jardin zoologique de Hanovre, je payai en marks, rubis sur l'ongle, un couple de jaguars noirs récemment importés de l'Equateur. De nouveaux achats à Anvers complétèrent les éléments du numéro projeté, c'est-à-dire : six léopards ou panthères, deux jaguars noirs et deux pumas, soit dix bêtes adultes.

Parmi ces futurs élèves, certains bénéficiaient déjà de ma part d'un préjugé favorable, ou, si on préfère, de la cote d’amour. C'était spécialement le cas des quatre félins achetés en Allemagne. Pourquoi ? Chaque fois que, je les approchais, à l'odeur spécifique du fauve se mêla un parfum enivrant : celui de la fraude. Car, à notre sortie d'Allemagne, nous fûmes tous fouillés d'humiliante façon, nos malles furent vidées, les doublures arrachées, afin de vérifier que nous n'emportions pas de devises. Les douaniers oublièrent simplement de se renseigner sur l'origine des deux léopards et des deux jaguars supplémentaires de Berlin et de Hanovre.

La loi du Troisième Reich interdisait formellement pourtant à tout étranger d'acquérir quoi que ce soit en vue de l'exportation et précisait que toute marchandise achetée par un étranger sur le territoire allemand devait être consommée sur place. Allez donc manger des léopards et des jaguars !

Vouloir les dresser n'était déjà pas une mince affaire. D'ailleurs, mon « stock » de felins était encore insuffisant si je voulais effectuer un tri sérieux parmi les sujets. Aussi, pendant une année, n'ai-je pas cessé d'être en correspondance avec tous les marchands de fauves d'Europe, achetant pêle-mêle tout ce qui s'offrait : des bêtes douces ou garanties telles, des bêtes classées féroces, des adultes et des jeunes.

Mes élèves atteignirent alors le chiffre de trente présents  pumas, jaguars mouchetés, léopards d'Afrique, jaguars noirs, panthères des Indes, panthères noires de Java, panthères des neiges de Sibérie. Mes jaguars noirs étaient les seuls qui existassent en Europe, hormis un couple du Zoo de Hanovre ; les six panthères noires venues directement, de Java formaient une collection unique au monde. Par surcroît je détenais un des deux couples de panthères des neiges connus en Europe, l'autre appartenant au Zoo de Dresde qui ne voulut s'en dessaisir à aucun prix.

Voilà pourquoi, en 1938, deux panthères des neiges me furent expédiées d'Arkangel sur un bateau soviétique qui fit spécialement escale à Anvers. Un intermédiaire quelque peu marron, qui depuis a dû réussir dans le marché noir - au demeurant le plus joyeux homme de la terre - avait mené les négociations et ce fut lui qui me conduisit à bord.

Le navire, sale, mystérieux, désert, faisait songer à un bateau de pirates. Mon guide m'expliqua qu'il était bourré d'armes, de munitions, de techniciens en voyage clandestin à destination de l'Espagne en guerre ; mais je ne songeais qu'à mes panthères. A fond de cale e

 

 

 

 

me montra trois caisses sordides, à peu près hermétiquement closes, où, me dit-on, se trouvaient les bêtes au nombre de trois. J'essayai en vain de les voir, je pus tout juste me rendre compte que chaque caisse renfermait un animal vivant . J'avais payé d'avance, je pris donc livraison.

Arrivé au cirque, je fis passer les bêtes des caisses à leur voiture-cage. Pauvres panthères des neiges ! Chacune, avec son beau pelage de chat angora, n’était plus qu'une masse repoussante, couverte de vermine et d'excréments. Certainement, depuis le jour où on les avait enfermées dans leur cachot, n'avaient-elles reçu aucun soin et vraisemblablement aucune nourriture, car elles étaient d'une maigreur squelettique. Terriblement sauvages, elles se blottirent dans un coin de leur cage et ne bougèrent plus. Seuls luisaient de grands yeux clairs et rêveurs qui semblaient implorer la pitié.

Je restai là longtemps, me disant que ces bêtes que j'avais eu tant de peine à obtenir allaient fatalement périr, J'essayai de leur donner à boire, mais d'un coup de patte elles firent voler leur abreuvoir à travers la cage. Je leur passai une petite portion de viande de cheval, elles n'y touchèrent pas. Le soir je fermai les volets des cages, espérant que, dans la tranquillité de la nuit, elles s’alimenteraient, mais le lendemain les parts étaient intactes ; chacune des panthères se terrait dans son coin, d'où elle n'avait peut-être pas bougé de toute la nuit. La chair de poulet n'obtint pas plus de succès. Le soir, un poulet fraîchement tué fut placé dans chaque cage, je les retrouvai entiers le lendemain matin.

Je fis introduire un lapin vivant dans chaque cage et, écartant mes aides, je me cachai pour observer la réaction des panthères. Une heure plus tard, les lapins insouciants se promenaient encore à l'avant de la cage, cherchant seulement à en sortir, mais les panthères semblaient pétrifiées. Seuls leurs yeux bougeaient parfois, regardant au loin, sans s'abaisser jusqu'aux mangeurs d'herbe et de carottes qui circulaient près d’elles dans un rayon de deux mètres. Une nuit de plus n'amena aucun changement ; à l'aube, les lapins gambadaient toujours comme ceux de la fable de la Fontaine.

A ce train les panthères auraient bientôt péri ; il importait de faire cesser à tout prix cette grève de la faim.

Une longue canne dans chaque main, j'approchai d'une des cages. Je piquai un bout de viande à l’extrémité de la canne que tenais dans la main gauche, la passant, à travers les barreaux ; avec mon autre bâton dans la main droite, j'excitai la panthère, la touchant rudement au poitrail. Subitement elle bondit vers moi, la gueule ouverte, ses grosses pattes en avant, cherchant à m'accrocher à travers les barreaux. Après quelques essais j'arrivai à lui placer dans la gueule l'autre canne et son morceau de viande ; furieuse, elle mordit, dans le bois et dans la viande. Etonnée, elle resta un moment immobile, puis lentement, en clignant des yeux, elle avala son bifteck. Après une demi-heure, elle en avait absorbé dix, chacun de la grosseur d'un oeuf.

Pendant plus d'un mois, j'ai dû, avec deux panthères, employer ce système d'alimentation forcée. La troisième persista à cracher n'importe quel morceau de viande que j'étais parvenu à lui glisser dans la gueule, elle refusa même des seringues de lait et, huit jours plus tard, se laissa mourir t faim.

Chaque jour ensoleillé, je donnai une douche aux panthères, les peignant avec un râteau, à travers la cage, cherchant à démêler leur longue fourrure de chat angora. Il me fallut trois mois pour les remettre en bon état physique. Alors seulement, j'envisageai de commencer le dressage.

Je crois pouvoir certifier que le suis le seul dompteur au monde à avoir dressé ce genre de fauves.

Les panthères étaient adultes, âgées de sept ou huit      ans d'après leur denture. Elles avaient certainement été prises au piège, cela se voyait aux blessures légères et aux cicatrices encore visibles sur leurs pattes. J'ignorais tout de leur caractère et de leurs réactions possibles lors des premiers essais. Leurs pattes étaient forte, les griffes solides, aussi grosses ou presque que celles des lions. Il convenait donc de se tenir sur ses gardes, et j'avais une telle peur de perdre ce gibier rarissime que je dus inventer de nouvelles clefs de dressage. La patience dont je dus faire preuve dépasse toute description ; ce n'est qu'après des mois et des mois de travail que, modifiant complètement leur caractère sauvage, j'arrivai à en faire de gros « matous », se laissant finalement dorloter dans mes bras.

Ces panthères devinrent mes préférées, la femelle baptisée « Doutschka » (en russe, chérie) était vraiment la reine du groupe. Rares sont les bêtes auxquelles je me suis pareillement attaché. Lorsque plus tard, à New York, Doutschka fut tuée par un léopard, j'ai pleuré comme un gosse.

A ces panthères des neiges, j'ajoutai dans le groupe six panthères noires, dont quatre adultes, capturées à l'état sauvage. Leur dressage fut certainement le plus difficile et le plus dangereux de toute ma carrière. Sur un total de huit panthères noires, deux furent tuées dès le début. Pendant plus de six mois, j'eus à me battre avec les six autres et fus plusieurs fois grièvement blessé. Là encore, il me fallut trouver d'autres « clefs ». La fourche de tubes d'acier, avec sa batterie de cuisine, se révéla inefficace ; les panthères en effet me sautaient dessus avec une telle rapidité que la fourche, ou bien ne les arrêtait pas, ou bien ne les empêchait pas d'atteindre le haut de la cage en deux bonds ; de là, si bien tendu, que soit le filet, neuf fois sur dix elles trouvaient le moyen de s'échapper de la cage. Aussi, dus-je renoncer à ce moyen de défense qui m’avait si souvent réussi avec les grands fauves.

J'ai dressé les panthères noires surtout au lasso, mais il ne fut pas question de les retenir seulement quelquefois, comme je l'avais fait avec les tigres ou les lions, en vue d'étudier leurs premières réactions. Deux d'entre elles obéirent assez rapidement, mais lorsque j'entrepris le dressage des autres panthères noires adultes importées de Java, ce fut tout autre chose. Après six mois de labeur acharné, je n'arrivais même pas à faire enlever le lasso, car, dès mon entrée en cage, les panthères me chargeaient, prêtes à m'égorger.

Pour la première fois de ma vie, peut-être, je désespérais d'arriver à mes fins. Ces démons noirs étaient-ils vraiment indomptables ?

J'ai dit que la fourche ne les arrêtait pas. Quand j'utilisais, pour me défendre, un solide tabouret, les panthères s'y accrochaient, mordant furieusement dans le bois, cherchant ensuite à me saisir les jambes avec leurs griffes. Je compris finalement que le bâton était la seule arme défensive vraiment efficace. Après maintes tentatives, je parvins d'un coup de bâton sur le crâne à arrêter net une panthère adulte en plein vol, si j'ose dire, à la seconde où elle espérait me prendre à la gorge. Ce n'est qu'après six mois d'efforts incessants que j'obtins un premier résultat, fort maigre en apparence : quatre sur six des panthères noires siégèrent enfin sans aucune entrave dans la cage aux fauves.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

 

IMPRESARIO DE QUATRE-VINGTS FAUVES

 

 

Si les panthères noires sont, à mon avis, les fauves les plus dangereux à dresser, elles ne sont cependant pas les plus difficiles, ou, si on préfère, les plus rebelles à la volonté du dompteur. Prenons par exemple le cas du jaguar noir ou moucheté ; il est, pour sa taille, d'une force herculéenne, dépassant de loin celle de la panthère. C'est un lourdaud. Avec un peu d'agilité, on, peut éviter de se faire « crocheter » par lui ; mais l'homme tombe sous ses crocs est irrémédiablement perdu.

Il y a moins d'entêtement dans le crâne de cent mulets que dans la grosse tête carrée de bouledogue de  n'importe quel jaguar. Je le sais par expérience, car j'en ai fréquenté une bonne douzaine dans ma carrière de dompteur. Pour la moitié d'entre eux, après une année de travail, j'ai été obligé d'abandonner. Les autres, ceux que j'ai réussi à dresser, ne l'ont jamais été parfaitement, exception faite d'un couple de jaguars noirs de l'Equateur. Pour ces derniers j'ai dû chercher les « trucs » les plus. simples, et lorsque après une patience inimaginable, je suis parvenu à leur faire comprendre ce que je leur demandais, ils l'ont exécuté quelques mois régulièrement, puis, un beau jour, sans aucune raison apparente, ils ont refusé de travailler.

Il me fallut alors tout recommencer, pendant des semaines et des mois, avant de reconquérir, pas à pas, le terrain perdu.

Ces jaguars noirs, baptisés Bouboule et Zougou, devinrent à la longue de vrais « artistes ». C'est peut-être parce que j'avais commencé leur dressage de bonne heure, mais plutôt, à mon avis, parce que, dans mon esprit, ils devaient constituer une des bases de mon numéro. A leur entêtement pyramidal, j'ai opposé le mien, je n'ai jamais cédé. Deux ans de répétitions

journalières ont été nécessaires pour faire pénétrer dans leur grosse tête obtuse la compréhension du travail que j'exigeais d'eux.

Avec le puma, c'est, comme dit Kipling, une tout autre histoire. Un couple de pumas habitués à la vie commune se dresse relativement vite, mais, s'il faut en rassembler quatre dans la cage, rien ne va plus, surtout s'il y a plusieurs mâles.

Les pumas, à de rares exceptions près, ne sont pas dangereux, mais ils ont des mœurs particulières que j'ai étudiées plus à fond pendant mes voyages en Amérique du Nord, où ils vivent encore en assez grand nombre. Ces pumas sauvages ont un « range », c'est-à-dire une certaine étendue de terrain sur la quelle ils se cantonnent, sans beaucoup s'en éloigner. Dans les montagnes du Colorado, sur une superficie de cinquante à soixante kilomètres carrés, un couple de pumas s'installe - c'est un fief. La famille s'y agrandit rapidement, la femelle avant deux portées par an, chacune de deux ou trois rejetons. A leur naissance, leur pelage est toujours moucheté. Dès que les mâles sont devenus adultes le, père les chasse hors de son

« range », ou bien il les tue, jusqu'au jour où, devenu trop vieux, il sera tué à son tour par un de ses fils ou par un autre mâle chassé d'un  « range » voisin.

Les trappeurs, avec qui l'ai parcouru les montagnes Rocheuses, les plaines de New - Mexico et les déserts du Nevada, m'ont assuré que jamais ils ne voyaient où ne trappaient, en une année, deux mâles adultes dans le même « range ».

A l'état captif le puma conserve cette habitude instinctive de vivre en souverain dans son royaume, poussant en somme à l'extrême la vérité du vieux proverbe : charbonnier est maître chez soi. Pensant qu'il doit être partout le premier et le seul, il ne supporte pas aisément dans la cage. la présence d'autres bêtes, même d'une autre race, ainsi que l'exigeait mon projet de création d'un groupe mixte. ester immobile ne lui convient pas davantage, et si une autre bête se trouve à Sa portée, il est toujours prêt à quitter sa place et à mordre. Le puma reste donc un fauve, même après dressage, de caractère constamment instable, vif comme la poudre dans ses réflexes et remarquable sauteur.

Quant aux panthères et aux léopards, je ne sais plus combien il m'en passa dans les mains : une quarantaine ou davantage ! Qu'ils soient d'Afrique ou des Indes, très rares sont les sujets dont la robe est identique. Leur merveilleux mouchetage est presque toujours différent, leur caractère aussi varié que leur pelage. C'est parmi les panthères et les léopards (Je n'ai jamais compris pourquoi on leur donnait des noms différents ; nous autres, gens du métier, nous appelons le mâle, léopard, la femelle, panthère) crue j'ai trouvé les plus grandes différences dans le comportement. Il y a là toute une gamme de tempéraments, depuis l'animal le plus doux qu’on peut, avec un peu de patience et de savoir-faire, arriver à tenir dans ses bras tel un chat, jusqu'au fauve le plus féroce, capable, en un clin d’œil, d'égorger son homme.

Dans tous les cas, la panthère, même la plus ronronnante, vous fût-elle attachée à la façon d'un chien fidèle, est susceptible de céder à une lubie soudaine, et de tuer son maître. Parmi bien d'autres preuves, en voici une qui me semble significative.

Lorsque mon groupe fut définitivement dressé, tandis que j'étais en engagement à Blackpool, un de mes léopards que je portais « en tour de cou » mourut de congestion pulmonaire et je me rendis à Liverpool avec l'intention de lui trouver un successeur. Le directeur du Zoo me proposa un couple de léopards, nés en captivité, mais de parents importés, fort beaux, ma foi Agés de trois ans, ils avaient été élevés au biberon par un garçon du jardin zoologique, surnommé Jacki.

Ce sont de véritables chatons, me dit celui-ci.

Afin de me prouver leur bon caractère, Jacki pénétra dans leur cage par une porte basse, ce qui l'obligeait marcher « à quatre pattes ». Je lui fis remarquer son imprudence car, au moment où il passait sous la porte il était sans défense. Jacki se mit à rire.

- This Pussy will never hurt anybody (1)

Il jura qu'il n'existait pas au monde de bêtes plus douces et leur fit exécuter dans ses bras -vingt cabriole. Je payai mon achat, c'est-à-dire les deux léopards qui devaient m'être livrés le lendemain.

Un coup de téléphone du Zoo m'avisa, à mon réveil, que le léopard mâle venait de tuer son père nourricier, comme à l'ordinaire, l'infortuné Jacki était entré dans la cage du couple, avait pris le mâle dans ses bras, parlant avec lui et finalement avait clos l'entretien en l'en brassant sur la tête. Il se mit à quatre pattes pour franchir la porte, mais, tout à coup, le léopard l'attaqua par derrière, lui plongea ses crocs dans la nuque,

 

malgré l'intervention d’autres garçons du Zoo, ne lâcha prise qu'après avoir saigné sa victime. Ainsi, ce léopard qui semblait très attaché à son maître devint soudainment furieux et le tua sauvagement.

Le tigre Bengali m'avait suffisamment prouvé qu’un fauve homicide devient immanquablement récidiviste

 

 

(1)   Ce petit chat ne fera Jamais de mal à personne.

 

 

 

Aussi ai-je simplement répondu « No, Sir » (1), quand le directeur du Zoo de Liverpool me posa au téléphone une question, inspirée sans doute par un scrupule d'honnêteté ou par l'humour britannique : « Dois-je tout de même vous faire livrer les deux léopards ? »

C'est en Belgique, pendant une tournée avec le cirque De Muynck, que j'ai commencé réellement le dressage de ce numéro, consacrant toujours mes heures de liberté à faire travailler les fauves du groupe mixte projeté. A la fin de la saison, j'étais parvenu à

« dégrossir» l'ensemble des bêtes, à grouper dans la cage deux jaguars noirs de l'Equateur, les quatre panthères noires de Sumatra, deux jaguars mouchetés de Colombie, les deux panthères des neiges de Sibérie, quatre pumas d'Amérique du Nord, dix panthères de l'Inde et d'Afrique Equatoriale. Au total vingt-quatre félins, tous adultes, et pour la plupart capturés dans leur jungle natale. Dix-huit d'entre eux constitueraient le numéro, le reste devant servir de

« doublures » et de bêtes de remplacement.

Mais évidemment, à proprement parler, il n'y avait pas de « numéro », et je n’aurais jamais osé me présenter au public à la tête d'une pareille bande de cancres et d'indisciplinés. Qu'on en juge : les panthères noires en étaient encore au régime du lasso, les panthères des neiges n'avaient à peu près rien appris d'autre que de rester à leur place et de n'en pas bouger avec autorisation, les pumas déclenchaient chaque jour une bagarre avec leurs proches voisins. Seul le groupe des panthères et des léopards donnait au professeur quelques motifs d'espérance, voire de satisfaction.

Une autre inquiétude planait sur mon horizon à barreaux : j'avais engagé dans l'affaire un capital énorme.

Les fauves ne courent pas les rues heureusement j'en conviens ! mais leur prix sur pied, par kilo, a une tendance fâcheuse à se rapprocher du cours du lingot d'or plutôt que du prix du boeuf charolais.

 

     (1)Non, monsieur.

 

Par surcroît, j'avais dû acheter ou faire construire pour les félins un important matériel neuf : cages-voiture, cage centrale, tunnel, accessoires et tout un attirail. Or le temps passait, les résultats obtenus étaient minces, et je pouvais me demander si j'arriverais jamais à mettre au point le fameux numéro.

Dès l'automne Je fis retraite, selon mon habitude, dans les remises du cirque Rancy à Asnières, fermement décidé à me consacrer entièrement au groupe mixte des panthères. Le dompteur propose... ! Celui qui dirigeait un des groupes mixtes prenait de telles « cuites » quotidiennes qu'il fallut le congédier et, par conséquent, initier sans retard son remplacement, ce qui représente par jour plusieurs heures de répétitions.

Grâce au ciel et au dieu du Cirque, le cumul des fauves et des cages n'est pas interdit au dompteur. Des trente petits félins dont j’ai parlé, je pris la fine fleur de meilleurs sujets, soit dix-huit,, et, commençai enfin à façonner le numéro. Au début de décembre les panthères des neiges faisaient quelques « trucs »  les panthères noires marchaient sans lasso, les pumas avaient l'air de vouloir s'assagir, les jaguars mouchetés ou noirs, tous têtus, consentaient parfois à exécuter un peu de travail que leur pauvre mémoire avait retenu. Panthères et léopards mouchetés tenaient la tête du peloton.

Clem Butson, directeur du Tower Circus de Blackpool, vint alors me voir répéter et m'engagea pour sa saison d'été 1939. Une fois de plus, j’eus un cadeau de Noêl : ce contrat somptueux pour l’Angleterre qui me payait largement de mes peines.

Heureusement, il me restait, cinq mois pour « fignoler » mon numéro encore à l'état d'ébauche. Tel quel, il plut aussi à John North Ringling, magnat, du cirque Américain, directeur du Ringling Bros and Barnum and Bailey Circus, qui, au début de janvier 1939, me proposa  également un engagement mirifique. Il voulait. trois numéros de fauves, pour les trois pistes de son cirque, et entendait signer sur-le-champ. J'avais donné ma parole, et je dirai pourquoi, de toute façon, Je n'aurais pas accepté une proposition si flatteuse.

Un mois plus tard, je partis pour Liège, avec mon troupeau de léopards, de panthères et autres félins. Le dressage des bêtes était à peu près terminé, mais il convenait maintenant de les habituer à la musique, à la lumière, au publie. C'est la période de rodage, ce qu'en langage de cirque nous appelons « tasser un numéro ». Je le fis quatre mois durant, devant les spectateurs belges, sous le chapiteau du charmant petit cirque dirigé par de Jonghe.

Enfin, avec les dix-huit félins et les panthères noires « réputées indomptable, », j'obtins un tel succès à Blackpool, que, le 14 juillet, ce groupe mixte était déjà sous contrat pour les trois années à venir, et dans les plus grands cirque, d'Europe. Même mon vieil ami Schuck accourut de Berlin et me fit signer deux mois de représentations au Wintergarten. Mais c'était le bel été de 1939...

Pendant le même semestre, John North Ringling avait raflé aux Etats-Unis toutes les panthères noires qu'il avait, pu trouver, une douzaine, m'a-t-on dit. En vain, un dompteur réputé essaya de les dresser une année durant : son échec lui coûta sa place et les panthères noires finirent leurs jours derrière les barreaux de la ménagerie du cirque. On comprendra, je pense, que je n'aie jamais envisagé d'accepter l'offre de l'excellent John North Ringling, neveu de mes anciens directeurs. J'avais à la fois des soucis d'investissements et des charges de père de famille, puisque, pour les gens du cirque, les bêtes sont aussi des enfants de la maison. Les miens étaient nombreux, quatre groupes. A leur sujet, les dispositions avaient été prises pour tout, l'été : les tigres conduits par Franz Trubka travaillaient en Suède, au cirque Mijarès-Schreiber ; un groupe mixte avec Schultz avait été engagé également en Suède au cirque Scott ; le cirque norvégien Anderson s'était attribué l'autre groupe mixte dont le dompteur était Kovar. Quant à moi, je présentais dix-huit félins, dont ce bouquet de fleurs très vivantes, rares et vénéneuses qui se nomment panthères noires.

Le lecteur est bien excusable de l'avoir oublié, mais, chaque matin, je me souvenais que trois ans plus tôt j'avais quitté Nice avec l'idée de créer un seul numéro, plutôt paisible, afin de m'occuper et de continuer la vie enchanteresse des gens du voyage. Or, je me trouvais à la tête de quatre-vingts fauves dont je vais assurer les déplacements à travers toute l'Europe.

Et c'était le bel été de 1939 !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV

 

 

A LA RECHERCHE DE NOÉ

 

 

 

Il n'est pas besoin d'être grand philosophe pour ressentir combien est dérisoire l'agitation des humains ; chaque soir, des foules anglaises vinrent se distraire et rire au Tower Circus de Blackpool, chaque soir je présentai mon groupe mixte de panthères noires tandis que, sous le soleil d'août, s'épaississait pour tous le nuage de la pire angoisse.

Mon ami Schuck m'avait engagé pour présenter le groupe mixte de félins sur la scène de Wintergarten. Afin de donner au public une visibilité parfaite, nous étions convenus de remplacer, la partie antérieure de la cage par un rideau de verre incassable, descendant du cintre, exactement comme les rideaux de fer des théâtres. Il me convoqua à Berlin (1), en vue de régler avec son architecte les agencements que nécessitait mon numéro ; les propos que j'entendis partout en Allemagne me révélèrent que la guerre semblait inévitable. Ici et là je soutins des opinions qui ne plurent pas à mes interlocuteurs, je compris vite qu'il était prudent de quitter sans délai le pays de M. Goebbels.

 

 (1) En mon absence ce fut l'hindou Damoo qui prit ma place pour présenter les panthères car    pour chacun de mes numéros J'avais toujours un dompteur « en doublure ».

 

En quelques jours, je parcourus donc deux mille kilomètres dans une sorte de tournée d'inspection de mes fauves. Ainsi je revis d'abord le groupe mixte engagé au cirque Scott, tout là-haut, sous le cercle arctique, dans la ville de Kiruna. Puis je traversai la Suède d'est en ouest en direction d'Oslo, où Kovar présentait le second groupe mixte, enfin je passai la

revue (détaillée) des tigres confiés à Trubka qui villégiaturaient au bord du lac Wener dans la charmante cité suédoise de Karlstad.

C'est à Copenhague que j'appris que les dés de fer avaient été jetés ; les armées allemandes envahissaient la Pologne. Le lendemain, un télégramme de Ringling m'avisa qu'il maintenait son offre de contrat pour la saison de 1940... en Amérique. Or, partout les frontières étaient déjà fermées, les visas de mon passeport avaient perdu toute validité. A partir de ce moment, à chaque heure, pendant des mois, j'ai véritablement envié la chance du grand ancêtre des gens du cirque, cherché le secret du plus grand rassembleur d'animaux de tous les temps, c’est-à-dire que j'ai couru partout à la manière de Noé, afin d'obtenir une arche.

La situation se présentait ainsi : ma femme à. Nice, quatre-vingts fauves et vingt employés dispersés en Angleterre et dans toute la scandinavie, le père de la troupe à Copenhague. Il y avait aussi cinquante tonnes de bagages, le tout à transporter jusqu'en Floride, sans oublier le ravitaillement pour une traversée de plusieurs semaines.

Déjà les deux cirques suédois me sommaient de venir chercher les fauves, invoquant le cas de force majeure. L'ami Trubka se souvint certainement qu'on les laissa en plan, lui et les tigres, sur une petite place de Laxo, voisine de Stockholm, où les gendarmes ne tardèrent as à le menacer de prison « s'il ne se décidait pas à déguerpir ».

J'ai fait des navettes incessantes entre les bureaux du télégraphe, les compagnies de navigation, les consulats, les banques, mais rassurez-vous, je n'en raconterai que les épisodes les plus pittoresques.

 

Le Danemark, par exemple, refusa l'entrée des fauves sur son territoire, mais voulut bien m'accorder un visa de transit valable quarante-huit heures. Le consul d'Angleterre à Stockholm consentit à me donner un visa d'entrée en Grande-Bretagne, alors qu'en raison de l'état de guerre aucun étranger n'y devait être admis. Sur ces bases, nanti de tous les cachets, seings et contreseings, je fus en mesure de demander au guichet d'une agence de voyage suédoise la délivrance du billet suivant : Stockholm-Helsingborg par chemin de fer ; Helsingborg-Helsingor par bateau ; Helsingor-Copenhague par chemin de fer ; Copenhague-Amsterdam par avion ; Amsterdam-Brighton par avion hollandais ; Brighton Londres par autobus ; Londres-Blackpool par chemin de fer.

Je ne prétends pas que l'opération envisagée n'exigeât pas un calculateur émérite, en raison du nombre de kilomètres, du cours des changes, de la variété des moyens de transport choisis et du maintien problématique des horaires prévus. Je partis.

A l'étape de Copenhague, j'obtins un visa de transit pour le groupe mixte de Schultz, dans l'hypothèse où le Scampen, dernier cargo américain encore en Europe, quitterait Oslo, emmenant à son bord le second groupe mixte du dompteur Kovar. Je m'étais résigné à vendre le groupe de tigres au Cirque Anderson, il ne restait plus qu'à décider du sort des panthères noires.

On ne s'étonnera pas qu'à l'aérodrome de Copenhague, je sois arrivé bon dernier. Les passagers étaient installés, ma place retenue (tout à fait à l'arrière de l'avion) étant déjà occupée, je pris le seul fauteuil disponible à l'avant du trimoteur. Une couche de peinture bleue - d'un bleu de Prusse - passée sur les vitres empêchait de voir hors de la carlingue. Après une heure de vol, un, bruit insolite grandit, s'amplifia ; c'était le vrombissement d'autres moteurs proches des nôtres. Et soudain un crépitement sec. Un cri de terreur fit tourner la tète à tous les passagers ; l'homme occupant la place qui m'était primitivement destinée voulut se lever, s’écroula et mourut quelques instants plus tard. En plein brouillard, un avion allemand venait de nous mitrailler. C'était le 17 octobre 1939.

A Amsterdam, l'avion hollandais, à son tour, joua de malchance. Il dut rebrousser chemin, attendre la fin d'une bataille aéro - navale engagée en mer du Nord. Bref, du Danemark en Angleterre, par le moyen de transport le plus rapide de notre siècle, le voyage dura trois jours.

Dès lors, je recommençai inlassablement la chasse au cargo disponible. Après bien des recherches, je découvris un cargo américain, le West-Chatala, retenu par des avaries dans le port de Liverpool. Mais, alors que le départ du Scampen me fut notifié quatre jours à l'avance, ce qui permit d'embarquer les deux groupes mixtes, un à Oslo, l'autre à Copenhague, je fus prévenu à Liverpool même, un samedi de décembre, exactement à l'heure du lunch », que le West-Chatala lèverait l'ancre le lendemain à midi. Durée probable de la traversée : trois semaines. Tout ceci soulevait bien des problèmes : trouver deux wagons pour transporter les panthères de Blackpool à Liverpool, tourner la loi anglaise qui prévoit une quarantaine de six mois pour tous les félins importés dans le Royaume-Uni, acheter assez de ravitaillement pour nourrir vingt-cinq panthères. Les solutions devaient être trouvées dans les vingt-quatre heures, sur place, un dimanche et dans un pays en guerre.

Il n'y avait pas un seul wagon disponible à Liverpool. La tournée des boucheries fut vaine : pas un gramme de viande disponible. J'échouai dans la boutique d'un Italien, grossiste en volailles et gibier.

- Tenez-vous bien, lui dis-je, vous êtes ma dernière

 

 

 

 

 

chance et je ne vous demande pas vos prix. Il me faut pour demain midi, à quai devant le West-Chatala, deux cent cinquante lapins et autant de poules. Doubler les chiffres si vous le pouvez.

Crut-il à mon accent que j'étais un de ses compatriotes ? Toujours est-il que le marchand piémontais lissa sa somptueuse moustache noire, comme pour se donner le temps de la réflexion, et répondit oui. Il ajouta qu'il aimait passionnément les fauves et les clowns.

Bien des fois, au long de ma vie, j'ai vu s'ouvrir ainsi des portes réputées infranchissables, parce que mon interlocuteur appartenait à cette sorte de société secrète, sans statuts, comptant de nombreux fidèles qui s'ignorent, et dont le temple est tout simplement le chapiteau d'un cirque. De retour à Blackpool, le même soir, j'eus la chance de rencontrer un autre de ces enfants devenus grands qui se souviennent toujours de l'émerveillement apporté par le cirque à leurs jeunes années. Qui ? Le chef de gare. J’eus l'audace d'aller le réveiller à minuit, et, avec la meilleure grâce du monde, il téléphona à cent kilomètres à la ronde, réveillant ses collègues, me donnant finalement l'assurance que deux wagons arriveraient avec le train de six heures, que les panthères voyageraient de Blackpool à Liverpool à la queue d'un convoi de voyageurs et que la « marchandise » serait à quai le dimanche, à dix heures précises. Il tint parole. Je n'avais plus le loisir de tenter la même expérience avec le vétérinaire anglais chargé du service de la quarantaine : qu'il m'excuse ! S'il me lit jamais, il apprendra que j'ai embarqué mes fauves sans son autorisation.

L'opération de chargement des voitures-cages provoqua. un retard de trois heures sur l'horaire fixé par le capitaine du cargo. Celui-ci devenait nerveux, tandis que patiemment le marchand italien attendait sur le quai avec ses volailles. La scène éclata dès que la première caisse de lapins fut déposée sur le pont

- Nous avons convenu de fauves, pas de lapins lança le capitaine.

- Mais c'est la nourriture des panthères, dis-je humblement. Je n'ai rien trouvé d'autre.

- Impossible, rétorqua le capitaine, le règlement est formel. En raison du danger possible de propagation d'épidémies, je ne suis pas autorisé à prendre à bord un seul animal vivant s'il est destiné à la consommation.

- Et si nous tuons les lapins, accepterez-vous de les placer dans vos armoires frigorifiques?

- A condition que vous fassiez vite, conclut le capitaine.

Ce fut du travail à la chaîne. A mesure que les lapins étaient extraits des cageots, mes aides et moi, d'un coup sec derrière les oreilles, faisions passer les malheureux de vie à trépas. Le marchand piémontais comptait à haute voix : il y avait exactement deux cent cinquante lapins: le West-Chatala leva l'ancre tandis que nous jetions les derniers cadavres sur le pont.

J'étais en train de me poser le problème d'arithmétique suivant : sachant que vingt-cinq panthères doivent voyager pendant vingt jours et qu'elles disposent pour se nourrir de deux cent cinquante lapins, combien chaque panthère... ? quand le marchand italien surgit, lissant toujours sa belle moustache.

- Que va-t-on faire des poules? demanda-t-il.

Je venais tout juste de trouver la solution du problème des lapins : eh bien !chaque panthère aurait droit à un lapin tous les deux jours, ce serait le « régime jockey » !

- Je paye le tout, poules et lapins, dis-je au Piémontais.

L'addition était un peu plus salée que la mer. Quand il eut empoché les livres sterling, je le questionnai à mon tour :

- Maintenant que les poules sont à moi que crois-tu que je vais en faire?

- Je n'en sais rien, trancha-t-il.

- Ami, je vais te les revendre ! Tu as été fraternel je te propose une bonne affaire. Tu me les paieras la moitié du prix que je viens de te verser.

 

Silencieux, tirant sur la moustache, il fit son calcul. M'ayant vendu sa volaille plus du double de sa valeur, allait-il conclure un tel marché ? Il eut cependant la décence de ne pas refuser ma proposition.

Pendant ce temps, quatre-vingts fauves, vingt employés, cinquante tonnes de bagages, voguaient vers l'Amérique. Un mois plus tard, ma femme et moi embarquions à Gênes sur le Manhattan bondé de passagers, surtout de Juifs allemands fuyant la terreur nazie.

Une fois de plus, j'avais quitté mon pays. En France, c'était la « drôle de guerre ». A Sarasota où je retrouvai mes bêtes et mon métier, c'était encore la paix, sous l'éclatant soleil de Floride. Comment n'aurais-je pas rêvé à l'arche et au rameau d'olivier de ma Provence ?

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

 

LE BRUIT DE VINGT-HUIT MILLE MAINS

 

 

 

Mes quatre-vingts fauves n'avaient pas travaillé depuis  plusieurs mois, aussi satisfaits, en apparence, de leur vie oisive que de leur traversée de la mare aux harengs. J'avais hâte de les reprendre en main, si possible sans témoin autour de la cage. A la première répétition, mon directeur, John North Ringling, invita ce qu'il appelait « un petit groupe d'intimes », c'est-à-dire une quarantaine de personnes : le maire de Sarasota, le chef de la police, les notables de la ville, l'état major du cirque, et quelques vieux artistes qui m'avaient vu jadis dans mes numéros d'acrobatie.

Dans la cage centrale, je fis envoyer d'abord, et si j'ose dire, au ralenti, les bêtes du groupe mixte dirigé précédemment par le dompteur Schultz. Ces fauves étaient les doyens d'âge de la famille, enclins à ce titre à la mauvaise humeur, et je redoutais quelques anicroches.

Quand chaque bête fut à sa place, immobile sur son tabouret, je maintins la pose pendant un certain temps, afin de donner aux fauves la possibilité de retrouver l'ambiance oubliée.

Je commençai ensuite la première « série ». Dès le début, ce que j'avais prévu arriva. Sur la grande pyramide, un ours blanc, voisin d'un lion mordit ce dernier , le lion bondit sur l'ours, tous deux dégringolèrent de leur perchoir, roulèrent au sol et aussitôt un tigre leur sauta dessus. Instantanément Fora e éclata, avec sa musique habituelle de coups de gueule, de rugissements, de griffes fendant l'air. Aidé de Schultz que j'avais pris avec moi dans la cage, j'arrivai à ramener la paix. Le tigre reçut une correction si rapide et si énergique que, pris de peur, il fit un saut jusqu'au sommet de la, cage resta d'abord accroché par les griffes dans les mailles du filet et retomba lourdement au milieu de la piste. Sous son poids, le filet fléchit, imprimant à la cage un mouvement d'oscillation, qui fit craindre qu'elle ne se renversât ou s'ouvrît en deux. Quelques invités en profitèrent pour courir vers la porte et se précipitèrent hors du cirque. Le calme rétabli, ils revinrent, restant toutefois à proximité de la sortie. Cette modeste échauffourée et la façon dont je l'arrêtai furent du meilleur effet. Aux yeux de l'assistance, je passai immédiatement pour un « super-dompteur », car l'Amérique aime les classifications rapides.

 

Entre chaque « série », je marquai un temps d'arrêt: les fauves retrouvaient leur souffle et un peu de calme, J'entendais alors mon jeune directeur répéter à qui voulait l'entendre : « Ça, ce sont des fauves, et non des endormis ! Et attendez les panthères noires ! Je vous les montrerai un de ces jours. C'est encore plus fantastique ! »

 

Je passai, ce jour-là, plus de trois quarts d'heure à faire exécuter le numéro normal, en corrigeant les imperfections au fur et à mesure. Au sortir de la cage, j'étais ruisselant de sueur, à croire que je venais de traverser une rivière tout habillé. Je fus accablé de félicitations qui firent « boule de neige », si bien que le lendemain j'étais dans Sarasota le sujet principal des conversations. Pendant deux mois, matin et soir, j'ai répété avec les trois groupes de fauves, ne voulant les confier à mes dompteurs que lorsque j'aurais retrouvé, sinon dépassé, la perfection autrefois atteinte.

Les trois numéros devaient, en effet, travailler ensemble sur les trois pistes, agrémentées de

« black-out » et d'effets de lumière indirecte à chaque fin de « série ». La synchronisation avait une importance capitale le travail de réglage fui, particulièrement difficile, car entendais offrir au public du Madison Square de New York une présentation absolument inédite.

Tous les « requisits », c'est-à-dire tous les appareils, pyramides, tabourets, etc., sur lesquels je groupais mes fauves avaient leur face supérieure en verre incassable. A l'intérieur de chaque accessoire, étaient fixées des lampes de mille bougies, faisant projecteurs, qui, au moment voulu, éclairaient par-dessous les groupes de fauves.

Chacun des numéros comportait cinq « séries » ou « routines » dont chacune s'achevait par une pose d'ensemble. Toutes les bêtes devaient donc être ensemble à la place indiquée, cela à deux secondes près, pour l'apothéose. Alors l'obscurité, complète se faisait dans la salle et tous les phares des « requisits », s'allumant à la fois, inondaient de lumière les groupes de fauves. C'était une présentation inédite, véritablement sensationnelle.

Les débuts du cirque Ringling au Madison Square de New York étaient fixés au 4 avril. Quinze jours avant, comme sous les premiers souffles du printemps, une sorte de frénésie s'empara de tout le personnel du cirque, petits et grands. C'est l'enivrante fièvre du voyage qui marque les derniers jours de la saison d'hivernage. Alors, chacun répète, n'importe où, sans relâche, à longueur de journée.

Apparurent enfin les plus grands costumiers de New York, déballant des milliers de parures étincelantes ou moirées, des lamés d'or et d'argent, des uniformes rutilants de galons, des robes et des maillots couverts de paillettes, de pierres ou de perles. Ce fut la période des essayages et des retouches, tandis que l'administration mettait en branle l'énorme machinerie du grand départ.

On ne se doute pas en Europe des moyens dont dis pose un cirque américain.

A Sarasota, par exemple, le cirque Ringling possédait sa gare privée, avec des quais

d'embarquement, des voies de garage et quatre trains spéciaux. Le même cérémonial s'y déroule à chaque début de saison, rigoureux et précis, comme un mécanisme d'horlogerie.

Un train, d'une quarantaine de wagons, longs chacun de trente mètres, s'arrêta sur la voie de chargement. Les tracteurs et les puissants « caterpillars » sortent de leur hangar et amènent sans arrêt les voitures de matériel qui en une heure, au nombre d'une centaine, sont chargées, calées, prêtes à partir.

Puis, c'est le tour de la ménagerie. On charge sur des wagons plates-formes une autre centaine de voitures, remplies de fauves et des bêtes les plus diverses. Mes douze voitures d'animaux font partie de ce deuxième convoi qui aussitôt formé disparaît sur une voie de garage.

Un troisième train lui succède, composé non pas de wagons plates-formes, mais d'immenses fourgons d'une longueur de trente mètres. Un bruit de chaînes, faisant un tintamarre assourdissant familier à nos oreilles, se fait alors entendre. Dans un nuage de poussière, les éléphants ont quitté leur « barn » ; à pas lents, ils avancent sur la grande allée de palmiers. Ils sont quarante. Chaque éléphant a son cornac. Cinq wagons leur sont réservés. Un par un, ils montent la rampe abrupte accrochée à la porte latérale du wagon ; la plupart des pachydermes s'agenouillent docilement pour pouvoir pénétrer dans leur fourgon. Déjà, le gigantesque troupeau a disparu comme par enchantement. C'est au tour des animaux exotiques, chameaux, zèbres, zébus, guanacos, lamas, buffalos, d'être happés par les portes béantes.

Enfin, on embarque la cavalerie : plus de trois cents chevaux sont hissés sur le train en un temps record. En quatre heures, trois trains ont reçu leur chargement complet.

Le départ du personnel n'a lieu que le lendemain à midi. Les mille artistes et employés du cirque ont leur place dans des wagons-lits. Une foule considérable d'habitants de Sarasota est présente aux adieux. Le père Eislander bénit bêtes et gens, car les Ringling sont de fervents catholiques, et les quatre trains spéciaux s'ébranlent, à un quart d 'heure d'intervalle. C'est le voyage ! La merveilleuse randonnée ! Cette fois vers Tampa et New York.

Il fait au départ une chaleur torride, mais le lendemain, au-dessus de Jacksonville, il fait déjà plus frais. A Washington où nous faisons halte pour nourrir les animaux, il gèle ; à New York, une tempête de neige nous accueille.

Le matin suivant, avant huit heures, je fis ma répétition générale, en « petit comité », m'avait proposé John North Ringling. J'eus la désagréable surprise d'apercevoir autour de la piste plus d’un millier d'invités, vingt photographes et un bataillon de journalistes réclamant des interviews.

J'avais à peine franchi la porte de la cage, me préparant à faire envoyer les léopards et les panthères, qu'un de mes aides accourut ; affolé, je le suivis. A l'extrémité du tunnel conduisant à la cage central, Bombay, un léopard indien, particulièrement méchant et qui vivait seul depuis qu'il avait tué son compagnon, était parvenu à faire glisser la séparation entre lui et le compartiment de Doutschka, ma panthère des neiges préférée. D'un bond, il avait par surprise sauté sur Doutschka et l'avait terrassée. Il la tenait entre ses griffes, ses crocs pointus plantés dans la nuque.

A coups de fourche, non sans mal, nous arrivâmes à lui faire lâcher prise, mais Doutschka baignait dans une mare de sang.

Je retournai dans la cage centrale et fis envoyer le groupe des panthères. Effrayées par le bruit, la bousculade, le changement de décor, la musique, les cent projecteurs qui les aveuglaient, les éclairs de magnésium, les bêtes devinrent terriblement nerveuses, et j’eus la plus grande peine à faire prendre à chacune la place prévue.

Dès son entrée, une des panthères noires m'attaqua furieusement, et j'évitai de justesse d'être

« crocheté » par elle Bombay, qui venait de blesser Doutschka, entrait en piste le dernier. J'étais sur mes gardes, car c'était un ces fauves que nous appelons des « tocards ». Pourtant, je ne pus l'empêcher d'attaquer Mignonne, sa voisine de cage, et après les avoir séparés, j'administrai une correction à l'agresseur. Soudain, pareil à un bolide, d'un seul bond, Bombay fut en haut de la cage. Le filet installé par le personnel du cirque était mal fixé et en moins de temps q,u'il n'en faut pour l'écrire, le léopard se glissa entre les grilles et le filet, sautant hors de la cage centrale.

Accroupi au sol, il attendit quelques secondes, repéra un escalier et s'y précipita. Il y eut dans la salle une panique prodigieusement comique. Par centaines, les « privilégiés » prirent leurs jambes à leur, cou, franchissant des balustrades, fonçant dans les galeries, avec des cris d'épouvante et dans un bruit de course qui faisait penser à une charge de cavalerie. Dix appareils photographiques gisaient à terre, pêle-mêle ; leurs propriétaires avaient disparu.

J'étais dans la cage, avec tous les fauves. Il n'était donc pas question pour moi de participer à la capture.

Armés de fourches, de lassos, de filets, mes aides poursuivirent Bombay, l'acculèrent au fond d'un corridor du premier étage et le capturèrent en un temps éclair. Ligoté comme un saucisson par quelques lassos, il fut ramené à l'extrémité du tunnel. Libéré de ses liens, il dut faire une nouvelle entrée. Essoufflé et penaud, il alla en maugréant se placer sur son tabouret « d'assise ». Aux yeux de l'assistance l'incident constitua un excellent prologue, capable de faire passer un frisson sur les moins sensibles. Peu à peu, je vis revenir, un à un, les photographes un instant enfuis, qui multiplièrent à l'envi les éclairs de magnésium.

Tout ce remue-ménage, qui n'était pas prévu dans le contrat tacite passé entre les fauves et leur dompteur, n'avait pas contribué, on s'en doute, à ramener le calme et la concorde entre les occupants de la cage. J'en étais arrivé à l'avant-dernière - « routine ». Douze panthères mouchetées devaient se coucher ensemble et à l'alignement au milieu de la piste. Mignonne, voulut se venger de l'assaut de Bombay et bondit sur lui, En rugissant, les deux félins roulèrent à terre dans un nuage de poussière. D'un coup de fouet cinglant, je fis lâcher prise à Mignonne, mais Bombay terrifié bondit une fois encore au sommet de la cage. Pendant que je le -suivais des yeux, me demandant s'il n'allait pas s'évader une deuxième fois, Mignonne fonça sur moi comme une flèche et me sauta à la gorge. Son assaut fut si brusque que lorsque je la vis venir, il n'était plus possible de parer l'attaque ; je reçus un violent coup de patte en pleine figure. Sur le moment, je n'éprouvai à peu près rien d'autre que la sensation du sang chaud coulant sur les joues. Mes blessures, en somme bénignes, parurent très graves au public, car instantanément ou presque, ma chemise de soie blanche fut rougie par le sang. Avec mes mains salies par le maniement du fouet, je n'osai toucher mes plaies de peur de provoquer une septicémie toujours redoutable. Je laissai donc saigner, mais ne ressentant qu'une légère douleur, je ne jugeai pas ma blessure grave et finis mon numéro.

A ma sortie de cage, je dus m'arrêter devant les photographes qui voulaient plusieurs clichés du dompteur barbouillé de sang. Les photos furent reproduite pendant plus d'une semaine dans tous les journaux des Etats-Unis. John North Ringling, qui s'était précipité vers moi, me demanda alors :

- Rien de grave, ami Alfred

Je- lui dis en riant :

- Je ne pense pas, mais je n'ai pas de miroir. Vous devez mieux en juger que moi 1

A cause de mon rire, il se pencha vers moi et me dit à l'oreille :

- Je parie que vous l'avez fait exprès ?

Mentant sans vergogne, je répondis le plus naturellement du monde :

- Sure (1).

Instantanément, avec un sens de l'à-propos et de la publicité que j'admire encore, mon directeur s'adressa aux journalistes :

- Avouez que cette année nous battons tous les records du sensationnel ! Vous pourrez dire à vos lecteurs que des dompteurs comme, Court, il en naît un tous les cent ans, et à condition que le siècle soit favorisé.

J'avalai le compliment mais j'avais hâte de retourner vers les cages des panthères. Le docteur s'en étonna qui voulait, sur-le-champ, m'entraîner à l'infirmerie. Je vis que Doutschka, la belle panthère des neiges, était morte. J'ai dit que j'avais pleuré.

 

(1)   Certainement

 

Le lendemain soir, nous débutâmes devant le public new-yorkais.

Ensemble, les trois groupes mixtes prirent place sur les trois pistes. J'étais au centre avec les panthères, Schultz à ma droite, Kovar à ma gauche. Mon neveu Willy Storey, chronomètre en main, le sifflet à la bouche, déclenchait le mécanisme de ce que les militaires appellent de nos jours « les opérations combinées ». A dire vrai j’ai ce soir-là mené le travail un peu trop

« en férocité », mais l'effet produit fut sensationnel et à l'échelle de la vie américaine.

 

Il y avait dans la salle plus de quatorze mille spectateurs. Vingt-huit mille mains applaudissant ensemble, cela fait, croyez-moi, beaucoup de bruit, et ce bruit est grisant. J'ai su depuis qu'en cinq semaines le bénéfice de Ringling avait dépassé un demi-million de dollars ; quand, je pensais au petit Marseillais de seize ans que j’avais été. Après tant d'années, de lutte, de persévérance, d'efforts innombrables, le sort lui apportait le couronnement de sa carrière, un soir au Madison Square de New York. L'enfant assez passionné de cirque pour avoir osé fuir la maison maternelle était la grande vedette du plus grand cirque du monde, dans la plus grande ville du monde.

 

 

 

 

CHAPITRE XVII

 

 

SI VOUS AIMEZ LE GIGANTESQUE

 

 

Je crois connaître assez bien les Etats-Unis d'Amérique que j'ai sillonnés tant de fois et dans tous les sens ; mais si j'avais Vingt ans et des loisirs, je consacrerais volontiers bien des années à m'y promener en flâneur, nez au vent, les mains tour à tour dans les poches et au volant. Pour peu que vous aimiez le gigantesque  et j'ajouterai : l'imprévu n'hésitez pas une seconde, car au-delà de l'univers implacable des gratte-ciel et du dollar, il reste des îles miraculeuses (la région des grands lacs), le monde des premiers jours de la création et celui des livres de l'enfance, le, paradis terrestre des oiseaux le royaume des bêtes fières qui vivent loin de l'homme, le refuge d'hommes libres qui ignorent la civilisation mécanique au coeur de paysages inviolés.

Six années pour redécouvrir l'Amérique, ce n'était pas excessif, je l'affirme, et si le hasard des étapes a souvent dirigé mes pas, il a toujours apporté sa moisson quotidienne de surprises, plus ou moins agréables.

Après New York et Boston, le cirque Ringling retrouva à Baltimore le type d'installation que nous appelons « sous la toile », la vraie, la seule qui convienne aux gens du voyage. Evidemment, le chapiteau était, qu'on me permette l'expression, de « taille mammouth »,

les tentes de ménagerie, les écuries, les galeries de « phénomènes » étaient à la mesure du chapiteau, de  sorte que 1’ensemble occupait plusieurs hectares de terrain. un promena le tout dans cent cinquante-huit villes pendant la seule saison de 1940. Au terminus, l'employé

chargé des statistiques me confia même le fruit de ses travaux savants, sous la forme d'un imprimé bourré de chiffres dont voici le détail : distance parcourue :17.895 miles (1) ; durée de la tournée : deux cent vingt-huit jours nombre de représentations : 430 , personne !

du cirque 1.617 personnes ; pays d'origine du personnel , 34 ; tonnes de glace employées pendant l'été à la  fabrication de l'air conditionné : 7.800.

     La rigueur de ces chiffres n'excluait, hélas 1 ni le gaspillage dans l'organisation du travail, ni l'acharnement forcené dans la course au dollar, mais, en ce qui me concerne tout au moins, elle me laissait des loisirs. Comme le fait immanquablement un dompteur à son arrivée dans une ville, j'allais, d'abord visiter le jardin zoologique. En vérité, depuis que j'avais été consacré grande vedette, les directeurs des Zoos venaient les premiers jusqu'à ma ménagerie personnelle. Ainsi, celui de Washington voulut-il m'acheter mon couple de jaguars noirs, le seul existant alors aux Etats-Unis, poussant son offre jusqu'à six mille dollars ; mais les jaguars étaient indispensables à mon numéro. Le Zoo de Washington dépassait en intérêt le

« Bronx » de New York, par l'ample variété des collections et par l’installation des animaux. Le même échange de visites quasi protocolaires se renouvela à Cleveland, dans l'Ohio, et à Détroit, dans l'Etat de Michigan, qui possède peut-être le plus beau jardin zoologique du monde. Celui de Chicago, le Brookfield Zoo, à

 

(1)Soit 28.000 kilomètres environ.

 

 

 

 

quinze kilomètres de la cité, est à la mesure des proportions et de la richesse de la fabuleuse ville. J'y vis, pour la première fois, un couple de pandas, animaux avec lesquels on pourrait créer - je le signale aux cadets - un numéro désopilant, car les pandas sont des clowns nés. Là encore, j'ai admiré des boeufs musqués du Groenland, des tapirs malais, des okapis, des hippopotames, des rhinocéros, des singes par centaines, des oiseaux de paradis, un couple de coqs de roche, unique dans les Zoos de l'Amérique. Mais à Chicago, on réservait la palme aux ours Kodiak, originaires de l'île du même nom, située au sud du détroit de Béring, dont chaque exemplaire, à l'état adulte, pesait la bagatelle d’une tonne. vous me direz peut-être qu'il faut de l'espace, à qui voudrait faire évoluer ces mastodontes ? Chicago n'en manque point  le Wrigley Field peut recevoir quarante-cinq mille spectateurs ; 'le Comice Field, soixante mille ; le Solfier Field, où je devais travailler l'année suivante, dispose de cent cinquante mille places assises.

Ailleurs, l'imprévu rejoint le gigantesque. Au Zoo de Saint-Louis, par exemple, la faveur va d'abord aux chimpanzés. Ils sont plus de quarante, travaillent dans un théâtre spécialement construit pour eux, doté d'une machinerie savante, et leur logis ressemble à un hôtel de luxe.

Les surprises fabuleuses ? Mais je les ai trouvées partout, en Floride, par exemple vous venez, j'imagine, de visiter l'admirable petite cité de San Augustine, la ville la plus ancienne de toute l'Amérique que bâtirent au XVI siècle les Espagnols, et soudain, à quelques kilomètres, vous tombez sur une ferme, dite des alligators. Lors de mon passage, on y élevait plus de deux mille crocodiles, promis, on le sait, à une certaine survie, au bras de dames fortunées, sous la forme de sacs à main.

Plus au sud, c'est un minuscule village, Marine land, qui s'enorgueillit d'avoir bâti sur le rivage, face, à 1’Océan, le plus vaste et le plus moderne aquarium du monde. Là, dans un décor naturel, vit toute la faune des eaux tropicales et il est permis d'étudier à loisir par l’observation, la photographie ou le cinéma, la vie sous marine et les moeurs des requins, des marsouins, des tortues géantes ou des raies de fabuleuse grosseur. Oui tout en Amérique semble démesuré à nos yeux d'Européens, même les concours de pêcheurs à la ligne J'ai assisté à la compétition annuelle de 1943, à Sarasota Le vainqueur ramena un tarpon qui pesait quatre-vingt onze kilos ; le premier prix n'était autre qu'une voiture Buick de luxe, coûtant deux mille quatre cents dollars. Même la mer n'échappe pas à la tentation du

monstrueux, car j'ai vu, en Floride, pêcher des raies qui dépassaient cinq cents kilos.

A la longue, vous l'admettrez, vous sentez le besoin de fuir, surtout quand votre enfance a été bercée par certaine histoire de sardine qui obstrua le port de Marseille... Inutile de quitter la Floride. Le refuge rêvé ce sont les Everglades. De chaque côté d'une voie centrale, pas une. route, pas un village sur cent kilomètre ni au sud, ni au nord. C'est la jungle, pareille à qu’elle était lors de la découverte du Nouveau-Monde  forêts de cyprès impénétrables, savanes non, moins marécageuses, les Everglades sont à mes yeux un des hauts lieux du secret, de la peur, du piège, de la lut féroce entre lès espèces, mais aussi le paradis d’oiseaux et la tanière souveraine d'une tribu d'Indien A vingt reprises, en dépit des myriades de moustique du soleil ardent, j'y suis retourné à pied ou en barque m'enfonçant aussi profondément que possible dans jungle, parmi les hautes herbes ou les racines enchevêtrées des cyprès immenses. Bien sûr, c'est le repaire des alligators, des pumas et de dix variétés de serpent (dont les mocassins à la morsure mortelle), mais à braver ces adversaires, j'ai pu observer tant d'autres bêtes

libres comme au sortir de l'arche après le déluge, tortues, lézards, rasons, antilopes, hérons bleus, cormorans, spatules, ibis rouges, pélicans, aigrettes blanches aux plumes si fines.

Là, dans la région la plus perdue des Everglades, vivent à l'état sauvage les Seminoles, la plus petite tribu d'Indiens existant aux Etats-Unis : quelques centaines au plus. Cette tribu est la seule qui ne se soit pas soumise, leur chef n'ayant jamais voulu signer un pacte de paix avec les Etats-Unis. Ils se considèrent encore comme étant en état de guerre. Mais ils sont si peu nombreux que les autorités américaines les ignorent et on ne sait même pas de quoi ils vivent. Ils habitent sous des huttes couvertes de feuilles de palmier. Dompteur en vacances, j'en ai rencontré et filmé à plusieurs reprises. La race est belle, les hommes sont méfiants, un peu sournois. Toutefois un blanc pourra engager la conversation,. à condition d'offrir à l’Indien

N’importe quel objet brillant ou un foulard aux couleurs vives ; et la confiance régnera vite quand le Seminole aura compris que vous n'êtes pas citoyen des U.S.A.

Enfin, le miracle se produit, l'instant où le gigantesque le cède au grandiose : le soleil commence à disparaître sur l'horizon et, soudain, c'est la nuit. Mais quel éblouissant crépuscule! J'avais alors l'impression de sentir battre en mes mains le coeur de chair de toute la jungle. Sur la cime des cyprès, au bord des « bayous », se posent des vols d'oiseaux aquatiques, si nombreux qu'ils obscurcissent le ciel comme d'un nuage. Et tandis qu'une dernière fois avant le repos nocturne, ils rient, piaillent, sifflent, la faune de la nuit s'éveille dans les marais, jetant d'autres cris plus sourds, rauques, mystérieux, qu'accompagne en sourdine l'orchestre énorme des grillons.

Je le concède, je devenais peu à peu un dompteur qui semblait fuir de plus en plus les barreaux de a cage aux fauves. Signé pour deux ans, mon contrat avec le cirque Ringling allait venir à expiration. J'approchais de la soixantaine et j'étais bien décidé à troquer l'uniforme de dompteur contre la tenue du touriste.

Mais John North Ringling, mon directeur, refusa catégoriquement d'acheter mes fauves. A entendre ce flatteur, ils ne valaient pas « sans leur père » plus de trois dollars l'unité. J'étais entré dans le bureau directorial dans l'allégresse du pioupiou qui voit poindre « la classe » ;

j’en sortis avec un nouveau fil à la patte. Je venais en effet de signer un contrat aux termes duquel je m'engageais à créer, pour la saison suivante, un nouveau numéro de dix-huit bêtes, tigres et lions, destinés à la piste centrale du cirque Ringling, et à transformer totalement le dressage des deux autres groupes mixtes.

La sagesse populaire dirait que dix tigres et huit lions ne se trouvent pas dans une musette. C'était bien mon avis ! J'avais en tout cas et pour un certain temps un motif précieux de recommencer mes vagabondages sur les routes du gigantesque.

A Chicago, pas le moindre fauve à vendre, mais en ce mois de juillet, la vague de chaleur avait causé près de cent morts. Au Zoo de Kansas, je pus acheter deux tigres d'un an, mais en ville, à trois heures du matin, il faisait encore 40" centigrades. Aussi, décidai-je d'aller vers les montagnes du Colorado en une seule étape de quelque neuf cents kilomètres. Toute la journée, nous avons donc, sous un soleil torride, roulé dans la gigantesque « prairie », faisant fuir à notre passage des troupeaux de chevaux sauvages, les grouses, les faisans, les grands lièvres que les Américains appellent des « Jack Rabbis », tandis qu'on apercevait au loin, ici et là, des groupes de coyotes, ces loups de prairies qui hurlent au vent. Vers le soir, nous étions au pied des montagnes, dans la coquette cité de Colorado Springs.

Le directeur du Zoo me vendit un couple de léopards et un jeune tigre ; il m'indiqua surtout les « bons coins » où vivent en liberté les pumas. Car, dans les Montagnes Rocheuses, on peut chasser gros et petit gibier, le lynx et l'élan, le loup noir et le mouflon, l'ours Bari bal et l'antilope. C'est là. que j'ai trouvé l'Amérique de nos livres de gosses, immense, magique, toujours démesurée, telle que la virent les pionniers au temps de la marche vers l'Ouest.

 

J'ai vu dans leurs costumes de toujours les cow-boys et les cow-girls, assisté à leurs « rodéos » fantastiques. Un jour, je montai à plus de trois mille mètres pour visiter, à Triple Creek, les plus importantes mines d'or des Etats-Unis , une autre fois, j'ai pu m'attarder dans un centre d'élevage perdu vers les cimes des Back Forêts où les pensionnaires, des renards argentés, étaient au nombre de cinq mille ; en pleine montagne, à plus de soixante kilomètres de la ville de Denver, je me suis assis, unique spectateur, dans le théâtre de verdure luxueusement aménagé pour en recevoir douze mille. Les autorités de Denver organisaient là deux représentations par an. Enfin, avec un vieux trappeur, mon ami Lewis, j'ai passé trois jours et trois nuits en -pleine montagne, à l'affût, sans rencontrer âme qui vive. Au retour , j'ai ramené un puma adulte, ses deux petits, un couple de lynx et quelques autres bestioles. Je trouvai également une lettre me proposant à des prix avantageux un lot de tigres et de lions. Le seul ennui était que les fauves se trouvaient à Los Angeles, soit à plus de deux mille kilomètres.

J'y fus en trois jours. Rapidement, j'achetai sept tigres et six lions chez un charmant vendeur de fauves, qui regrettait sans cesse d'être l'homonyme d'une de mes vagues relations : Goebbels. Il ne me restait plus qu'à transporter ces treize pensionnaires en Floride, à Sarasota, à environ cinq mille kilomètres. Le tarif par chemin de fer étant prohibitif, j'entassai les

fauves dans une remorque dotée sur le toit de quelques « sabots », et, en route! L'auto gémit bien des fois, il fallut sacrifier beaucoup à la prudence et peu au sommeil ; mais au soir du septième jour, Sarasota apparut à mes yeux et le huitième jour, je crus bon de me reposer.

 

 

 

CHAPITRE XVIII -

 

 

 

DES BELLES PARMI LES BÊTES

 

 

 

Une fois de plus, tel un bon maître d'école, j'ai rouvert la classe, ou plus exactement, l'ai enfermé dans la cage un nouveau contingent de fauves ignorants. Au printemps suivant, ils furent seize à mériter de faire leurs débuts devant le publie new-yorkais, neuf tigres, cinq lions, deux léopards. Au préalable, il y avait eu cinq mois de répétitions quotidiennes, avec le cortège habituel d'incidents, d'accidents, de corrections. Quant à moi, je fus blessé à deux reprises, par la même bête, pour une raison particulière : je fus victime de la jalousie de César. Lion mâle, tombé amoureux d'un tigre de son sexe, César provoqua tant de bagarres, ridicules ou dangereuses, qu'à la fin de la saison, je le donnai à un ZOO.

 

Certes, j'aimais toujours les bêtes, mais j'avais envie de les voir en liberté, aussi ai-je repris la route, poussé par un vieux rêve, celui de visiter Yellow Stones National Park, le Pare National des Roches Jaunes, une des merveilles des, Etats-Unis. On sait crue par un décret du président Grant, en 1872, dans l'Etat du Wyoming, un territoire plus vaste que la Normandie appartient à la libre nature et aux animaux. Ils n'ont donc à redouter, ni la bâche, ni le fusil, ni les pièges de l'homme.

Tous les oiseaux ï vivent, de l’aigle royal au roitelet, des milliers de buffles, de cerfs et d'antilopes courent les prairies, les coyotes et les lynx peuplent la montagne, et le Parc National compte plus de trois mille ours. Dans les règlements du « Parc », il est recommandé au public de ne pas s'approcher des ours et strictement défendu de leur donner à manger. Je trouvai ces textes fort sages, mais j'ai estimé qu'ils ne s'appliquaient pas à un dompteur. Aussi, dès que j'apercevais un de ces « clowns » plantigrades, mon premier soin était-il de sauter de ma voiture, une miche de pain sous le bras, quelques bananes à la main, pour étudier les réactions de l'ours. Très vite nous devenions bons amis.

Un soir, en plein bois, j'ai aperçu un de ces ours Baribal devant notre roulotte. Je lui lançai un pain entier qu'il dévora de bon appétit. Le lendemain à la même heure, il reprenait sa faction, acceptait un second casse-croûte et revint par la suite dès le matin. Après quelques jours, je pus jouer avec lui et lui caresser les oreilles.

 

Mais déjà c'était la fin d'août ; la neige commença à tomber ; il était temps de retourner vers le Sud, à travers les plaines désertiques de l'Arizona. Pendant une dizaine de jours j'ai vécu dans le « Navajo Indian Réservation »,c'est-à-dire la plus grande « réserve d'Indiens » des Etats-Unis. Au nombre de quarante mille, Apaches et Navajo vivent selon les coutumes ancestrales sur un territoire de plus de deux cents mille kilomètres carrés, Taciturnes, méfiants, les Indiens se montrèrent aimables avec moi dès qu'ils surent que je n'étais pas Américain et parce que je parlai l'espagnol avec eux.

Plus loin, j'ai traversé une autre « réserve » d'Indiens où m'apparut une pittoresque image de la vie du cirque. Au-dessus d'un poste d'essence, je lus sur un énorme écriteau « The Old Man of the Desert » (1).

 

(1)   Le vieil homme du désert.

 

 

 

 

 

 

 

Deux blancs avaient échoué là : un octogénaire et son domestique proche de la soixantaine. Celui-ci, un Suisse, m'expliqua qu'il s'était retiré depuis trente ans dans cette thébaïde et qu'il y avait trouvé le bonheur. Son maître, un vieux Yankee, brûlé par le soleil, cuivré comme un Peau-Rouge, arborait une barbe blanche bouclée qui le faisait ressembler à un patriarche de la Bible. Ce fut lui qui remarqua la photo de trois têtes de tigres collées sur a glace arrière de ma voiture.

- Qu'est-ce donc que ces tigres ? demanda-t-il. Sont-ils à vous ?

- Oui ! pourquoi ? Les fauves vous intéressent?

 

- Je serais tellement heureux d'avoir cette photo dans mes albums ! Si vous me la donnez, je vous fais cadeau de l'essence.

J'ouvris une valise et lui remis une douzaine de belles photos de bêtes. Quand il sut que j'étais dompteur, il trépigna d'allégresse.

- Maintenant, dit-il, je vous reconnais. Je possède tous les articles qui parlent de vous. Moi aussi, autrefois, j'ai été artiste chez Barnum. Venez, on va boire un verre ensemble, il faut que je vous conte mon histoire.

Il la raconta avec force détails, sortant d'une malle délabrée un tas de photos jaunies et de coupures de journaux.

- J'étais clown chez Barnum et dresseur de chiens savants. Voyez, j'avais une douzaine de lévriers russes, un numéro magnifique que présentait Ma femme...

J'osai l'interrompre :

- Une bien jolie fille, votre femme ! Elle vit avec vous ? Ici, en plein désert?

Le bonhomme me regarda, les yeux pleins de larmes :

-Non, dit-il. Afin de porter le deuil et pour que rien n'efface son souvenir, je me suis enseveli ici depuis plus de trente ans.

Il m'expliqua que sa femme avait été tuée dans un accident de chemin de fer ; fou de chagrin, il avait fui au hasard, ne voulant plus voir personne. « Clown admirable en vérité », a dit Théophile Gauthier d'un autre clown qui n'était qu'acrobate. Le mien devenu « le vie homme du désert » ne méritait-il pas d'être honoré puisqu'il s'est fait le champion d'une vertu souvent méconnue, je veux dire, de la fidélité masculine ?

Un souci de justice me fait aussi un devoir de rendre hommage au courage féminin, puisque les filles d'Eve ont été les vedettes du dernier numéro de ma carrière de dompteur. Le nouveau directeur, Robert Ringling ne concevait guère un numéro de cirque sans la présence de quelques danseuses. Je lui proposai donc crée un nouveau groupe mixte, une douzaine de girls, une douzaine de panthères. Il commença par pousser les hauts cris :

- Vos panthères vont croquer mes girls. Qui paiera la casse ?

Après avoir chanté cette ritournelle pendant deux heures, il se laissa convaincre. Il fut convenu que je fournirais les panthères et lui les girls, en nombre suffisant pour que je puisse choisir les plus courageuse

Faut-il préciser que les gracieuses personnes du sexe aimable ne sont pas entrées dans la cage aux fauve comme on va chez le coiffeur? Leur rôle fut tenu longtemps par mes aides et mes garçons de cage, portant pour la circonstance le maillot rose de danseuse. Quand les panthères surent enfin toutes les « routines » du numéro, ces messieurs, en travesti commencèrent

mimer les entrechats et les jetés-battus. J'avoue que nous avons alors bien ri.

La mise au point achevée, plus fier qu'un coq de village, Robert Ringling se présenta avec le bataillon girls.

Un peu pâlotes, toutes m'entouraient, posant ce questions :

- Comment allons-nous commencer ? Que devrai-je faire si une panthère me saute dessus ? Où faut-il me placer si les bêtes commencent à se battre?

Je répondais sur le ton le plus détaché :

-.On verra cela dans la cage. Vous n'avez qu'à faire exactement ce que je vous dis et il n'arrivera rien. Si une bête vous saute dessus, c'est à moi de l'arrêter, et ce sera fait avant qu'elle ne vous attrape. Si les panthères se battent, ne bougez pas, c'est à moi de les séparer. Le numéro est entièrement réglé avec les garçons. Vous n'aurez qu'à prendre leur place et à vous montrer plus gracieuses qu'eux, ce qui ne vous sera pas difficile.

Le silence se fit. Je donnai l'ordre d'envoyer les bêtes. Entrant seul dans la cage, je fis placer chaque panthère sur son tabouret d'assise. Un de mes dompteurs vint prendre ma place aux bêtes. Sortant de la cage, je pris par la main une des danseuses, lui disant : « Pat, vous êtes la première » puis, sans lui donner le temps de réfléchir, je l'entraînai gentiment avec moi dans la cage.

Ainsi, la main dans la main, nous nous sommes promenés devant les panthères, à quelques mètres d'elles. La main menue frémissait un peu dans la mienne, mais Pat lut vraiment très vaillante. Les panthères, habituées à voir tant de monde dans la cage, ne bougèrent pas. Lorsque je m'approchai davantage, deux ou trois d'entre elles, qui regardaient Pat avec des yeux trop intéressés, reçurent un coup de bâton sur le crâne, afin de se rappeler que c'était moi seul, non la danseuse, qu'il convenait de suivre des yeux.

Après dix minutes de promenade, je plaçai Pat au fond de la cage, lui remettant en main une bonne canne, et je la laissai sous la surveillance d'un de mes aides.

Entrouvrant ma porte, je pris par la main Verena, belle fille qui, encouragée par son amie Pat, entra sans hésiter. A , quelques pas elle eut peur.

- Toutes vos bêtes me regardent, dit-elle, elles vont sauter sur moi.

Je la rassurai en lui jurant que les fauves appréciaient la beauté en esthètes.

Tant bien que mal, Verena passa en revue les panthères, reprit peu à peu confiance et rejoignit Pat. Les garçons entrèrent ensemble dans la cage et je fis passer la première « routine ».

Au deuxième essai, Pat et Verena prirent place à côté d'un garçon et jouèrent, en somme, le rôle de doublure. Au troisième essai, elles étaient titulaires de l'emploi, les fauves firent leur travail sans s'occuper de leur présence. Je menai d'ailleurs les léopards et les panthère durement pour les obliger à avoir constamment les yeux fixés sur moi.

Le lendemain, il y eut quatre girls, et, peu à peu, 1es hommes s'effacèrent galamment devant les girls peu à peu aussi, on fit deux « routines », puis « trois » enfin le numéro entier.

Sous le titre « Les Belles et les Bêtes », ce numéro à remporté un immense succès pendant une saison entière.

Il avait été convenu que si j’arrivais à régler ce numéro, Ringling achèterait mes bêtes ; en même temps que j'intercalais les jeunes girls parmi les panthères, je passai le numéro aux mains de mon neveu, Willy Storey, qui lut, en fait, mon dernier élève, dompteur.

C'est ainsi que sous le titre « Les Belles et les Bêtes » ce numéro prit la vedette sur la piste centrale du Madison Square Garden de New York et resta en tête, d'affiche du Ringling Bros Barnum and Bailey Show.

J'avais soixante ans passés. Je me souvenais d'avoir copié autrefois, à titre de punition, un poème qui commençait ainsi :

Tircis, il faut songer à prendre la retraite,

La course de nos jours est plus qu'à demi faite...

 

Quelques jours après la « première » à New York, disant adieu pour toujours à mes fauves et au cirque, en compagnie de ma femme, je reprenais la route pour rentrer chez nous en Floride.

Sur les rives du golfe du Mexique, parmi les chants d'oiseaux, au bruit des vagues, j’ai entrepris d'écrire mes mémoires. Je les achève au bord de la Méditerrannée, de retour au pays natal, en compagnon des « gens du voyage » qui a bouclé la boucle.

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

TABLE-DES- MATIÈRES

 

 

 

AVANT-PROPOS    

 

CHAPITRE     I.          - Comment je suis devenu dompteur   

            II.        - Des fusils, un général et du champagne         

            III.       - Ecole primaire pour tigres

                        IV.       - Cocktail Sibérie-Bengale

V.        - Un « onze »mais de lions.     

                        VI.       - Tigres, mes, imprudences

                        VII.      - Mon premier « groupe mixte »          

VIII.    -Les fauves prennent le large

                        IX.       -Bengali, tigre meurtrier

X.        -Tempêtes sur un chapiteau

XI.       - Béquilles, pont suspendu, ponts d'or

XII.      -Une course (aux fauves) contre la montre

XIII.    - Goering, Goebbels et des panthères noires

XIV.    - Impresario de quatre-vingts fauves   

XV.     - A la recherche de Noé         

XVI.    - Le bruit de vingt-huit mille mains       

XVII.   - Si vous aimez le gigantesque

XVIII. - Des belles parmi les bêtes

 

 

Dépôt légal: 30 trimestre 1953. - Imp. de Sceaux (Seine).

 N°- d'imp.: 26.474.N" d'éditeur : 219.

 

 

 

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